HELDON - Antelast

 


La bête s’était éteinte en 1982 après un dernier concert à Londres. Elle avait soupiré une dernière fois en une haleine de souffre, avant de reléguer Heldon aux archives du prog-rock vintage français. Magma ne ferait guère mieux, condamné à s’arrêter au milieu des années 1980, faute d’intérêt. Le guitariste Richard Pinhas, cheville-ouvrière et fondateur de Heldon, poursuivit son voyage sonore, seul, avec quelques machines, collaborant au gré du vent avec divers musiciens, laissant venir l’inspiration. Il se rendit compte qu’il était une légende au Japon, aux Etats-Unis et en Europe du Nord, alors que Jean-Michel Jarre était le grand gourou de la musique électronique avec le pape disco Marc Cerrone. Dieu que Pinhas dut enrager. Dieu qu’il dut ressentir l’incroyable injustice comme une lame dans sa chair, lui qui avait tant oeuvré pour le rock électronique, croisant le fer avec Robert Fripp, guitariste et fondateur de King Crimson, devenu son ami, et qui partagèrent tous deux la même conception de la musique à base d’improvisations solitaires avec des boucles. Fripp créera les Frippertronics, Pinhas ne prit pas la peine de les appeler mais fit de même, l’un influençant l’autre. Et sur ce point, Pinhas alla largement plus loin que Fripp. D’abord Heldon était un vrai groupe, avec des synthétiseurs et des séquenceurs, mais aussi un batteur et un guitariste. Ensuite, Pinhas n’avait pas pris les claviers électroniques comme des gadgets ou des récréations, mais bien comme les outils de création d’un nouvel univers sonore.


Antelast, le retour d'un groupe absolument mythique

Pinhas est opiniâtre. Il ne laisse rien totalement derrière lui. Et alors qu’Heldon semblait un lointain souvenir, brièvement ressuscité en 2001, Pinhas réactive pour de bon la machine. Comme Magma, Heldon est un ensemble tant musical que philosophique. Et de philosophie, il est question, Pinhas étant diplômé de la discipline et élève du grand Gilles Deleuze. Dans les années 1970, Heldon produisait une musique agressive et inquiétante, à l’univers visuel technologique et industriel. Pinhas pointait déjà du doigt la déshumanisation du travail, des technologies, la privation des libertés par la force, lui le révolutionnaire de Mai 1968, lui le soutien à la RAF, lui le membre des Jeunesses Communistes Révolutionnaires jusqu’en 1973, date à laquelle il ne se reconnut plus dans ces discours, déjà parti vers d’autres horizons culturels. Heldon fit son chemin, et Pinhas rit avec un brin d’amertume lorsque vint le punk. Il signa l’enregistrement des punks français d’Asphalt Jungle, mais il n’avait en tête que la poignée de main avec Jimi Hendrix en 1968 à Londres.

Pinhas réactiva donc Heldon. Personne ne les attendait, Richard n’avait pas forcément prévu de faire revivre le groupe d’ailleurs. Patrick Gauthier n’est pas du voyage, pas plus que François Auger (et avant lui l’autre fondateur, le batteur Coco Roussel). Pour ce nouveau chapitre, Pinhas a réuni autour de lui le batteur Arthur Narcy et le bassiste Florian Tatard, également claviéristes. Se pose alors la question de l’héritage du passé. Depuis 1979, Pinhas distille sa personnalité musicale au gré d’albums solo et de collaborations avec Pascal Comelade, son fils Duncan, le batteur japonais Tatsuya Yoshida, ou le guitariste de SunnO)) Stephen O’Malley. Son jeu de guitare et son univers sonore électronique unique suffit à marquer de son sceau chaque disque auquel il participe. Mais Heldon ? Ce groupe mythique, pionnier miraculeux du rock électronique, à l’oeuvre et à l’héritage intact depuis sa séparation en 1982 ? N’allait-il pas égratigné la légende en habillant une de ses créations personnelles avec le nom si prestigieux ?

Le doute se dissipe très vite à l’écoute du premier morceau. Mais alors très vite. Moi qui goûte à ces albums mythiques depuis presque vingt ans, j’en restai pantois. Comment a-t-il fait ? Comment a-t-il fait pour ressusciter la bête, lui avoir donné une dimension moderne, tout en conservant immaculée la personnalité du groupe ? Car il ne s’agit ni d’un plagiat revival maladroit des anciens disques, ni d’un album solo habillé en Heldon, aussi bon fusse-t-il. Il s’agit d’un vrai projet de groupe, bien distinct de ses œuvre en solo ou en collaboration. Pinhas, Narcy et Tatard forment un vrai groupe, soudé, uni, créatif. Et c’est l’alliage des personnalités musicales fortes : Narcy a un jeu de batterie très jazz-rock. La basse de Tatard est à la fois mordante et souple, à la fois progressive et jazz, rappelant celle de Jannick Top ou de Bernard Paganotti de Magma. Quant à Pinhas, il n’a jamais perdu son fluide, il s’est affiné à l’aune de son expérience prestigieuse.


Que faut-il en retenir ?

De ces trois musiciens émerge « Antelast », nouvel œuvre conceptuelle en cinq mouvements. Il s’agit d’une successions de pièces instrumentales explosives, bouillonnantes créant un ensemble musical cohérent de plus de quarante-deux minutes. Il s’écoute d’un trait. Il remue aussi les boyaux, fortement, comme le faisaient jadis les albums « Electronic Guerilla », « Third (It’s Always Rock’N’Roll) », « Agneta Nilsson » ou « Un Rêve Sans Conséquence Spéciale ». Les synthétiseurs ne sont désormais plus des cathédrales de boutons et de câbles. Mais on le sait avec les innombrables productions électro, la technologie peut-être très mal utilisée. Pinhas n’utilise pas des pads et des platines, ni des ordinateurs. Il est un pianiste électronique et un chercheur fou de ces sonorités acerbes et dérangeantes, traduisant la folie du monde moderne, industrielle, automatique, en recherche constante de progrès technologique, qui allait nous sauver de tout. Cette idéologie consumériste et capitaliste du progrès, Pinhas la dénonça comme un danger dès ses débuts. Le naufrage de notre planète, fruit de la destruction impitoyable engendrée par cent ans d’industrialisation et de capitalisme forcené, est désormais devant nous. Et l’impitoyable déshumanisation pointée du doigt par Pinhas, pionnier sonore illuminé, jadis considéré comme prince de la science-fiction catastrophiste, est désormais un de ces clairvoyants dont l’analyse jugée fantaisiste et noire auparavant n’a jamais sonnée aussi vraie aujourd’hui.

« Antelast » n’est bien sûr pas une affirmation d’un « j’ai raison depuis toujours ». Le disque est même très ouvert sur sa thématique. Sa mélancolie sonore et la furie inquiétante qu’il développe semblent toutefois indiquée que nous parlons toujours du même sujet depuis cinquante ans, au fond. « Antelast » est à nouveau un cri d’alarme terrifiant face à notre folie. Mais il fouille aussi du côté du jazz-rock de Miles Davis, celui de « On The Corner » et « Agharta », la patte funk en moins. Pinhas, du haut de sa longue carrière et de son âge établi, cigarette toujours au bec, ne se soucie plus trop de la folie des hommes, à moins qu’elle l’empêche de jouer à l’étranger, et l’oblige à vendre une de ses guitares mythiques pour payer les factures.

« Antelast » est une tornade électrique et électronique, sonnant à l’ancienne comme Klaus Schulze ou Popol Vuh, et comme des instrumentations récentes dans les claviers, modernes, dont la sonorité se rapproche… de personne en fait. Personne n’a ce son audacieux, personne ne s’embête à jouer sur des vrais claviers, créant des structures qui s’enchaînent. On cherche le gimmick, le refrain commercial. Heldon est à mille lieues, avec ses longues suites de huit à quatorze minutes. C’est une sorte de thème continu qui se déforme sous les coups de boutoir de ses interprètes. Les sonorités synthétiques parfois vintage rendent l’écoute plus folle encore, comme une sorte de passage entre le passé et le présent, le Paris de 1979 et celui de 2022. Dix mille mots pourraient se poser sur ce disque étourdissant, réunissant musicalement avec une étrange facilité les années 1970 et les années 2020. Le côté sale et brutal de « Stand-By » est aussi revenu. Ce disque fut effectivement un sacré choc psychologique.

« Antelast » a toute les facettes de l’album majeur, reliant des générations et une œuvre en elle-même. Il est une nouvelle fusée, modernisée, réveillant et rajeunissant le passé, apportant une nouvelle identité au groupe sans lui faire perdre sa personnalité unique.


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