Colour Haze - Sacred

 


On les pensait immuables, mais le COVID aura aussi fait du mal à Colour Haze, institution stoner-rock allemande mythique. Le trio légendaire composé de Stefan Koglek à la guitare et au chant, de Manfred Merwald à la batterie et de Philipp Rasthofer à la basse, fondé en 1998, s’est brisé en 2020, en pleine pandémie. Rasthofer a jeté l’éponge après une ultime session à la maison la même année. Il fut sans doute découragé par cette ambiance mortifère, comme une sorte d’abysse de civilisation. La musique fut la première à déguster, incapable de tourner, et donc de vivre en vibration avec son public, soit l’essence de la musique, et du rock en particulier.

Et puis, depuis 2012, Colour Haze, sans renier son identité unique et extrêmement électrique, avait ouvert son horizon à d’autres sonorités. Rasthofer en avait-il assez ? Colour Haze s’est en tout cas recomposé autour de proches. La basse est reprise par Mario Oberpucher, que l’on retrouvait déjà au sitar sur l’album « In Her Garden » en 2017. Quant au claviériste Jan Faszbender, il est lui aussi dans l’univers du groupe depuis cet album. Il est désormais officiellement le quatrième membre de Colour Haze sur le nouvel opus : « Sacred ».


Sacred, l'album de la résurrection

Avec ces changements et le temps passant, on pouvait craindre que la lame de Colour Haze se soit émoussée. Cela pourrait être presque prévisible. Un groupe qui reste brillant pendant vingt ans est une sacrée prouesse. Certains départs, même secondaires sur le papier, sont parfois fatals. Le départ du discret Phil Rudd en 1983 a littéralement brisé l’élan créatif d’AC/DC pendant de nombreuses années, et malgré la qualité d’un disque comme « The Razors Edge » en 1990, son swing manqua terriblement. Lorsqu’il fit son retour sur « Ballbreaker » en 1995, il était LA pièce manquante à la magie, en particulier sa frappe de caisse claire et son fouetté de charley.

Et puis les publications s’espaçaient : « To The Highest Gods We Know » en 2014, « In Her Garden » en 2017, « We Are » en 2019, « Sacred » en 2022. Cependant, Colour Haze ne publia jamais un mauvais album, et durant ces années, le trio délivra sans doute son plus grand disque : « In Her Garden ». Le délai entre les deux dernières œuvres peut évidemment et aisément s’expliquer avec la pandémie, et la difficulté à recomposer le groupe après le départ de Rasthofer, véritable pilier rythmique avec Merwald. Mais l’attente fut longue malgré tout. On aurait presque pu les excuser de s’arrêter là, après plus de vingt-cinq ans de carrière et une discographie exemplaire. Mais non, Colour Haze est bien de retour avec cet album, « Sacred », serti dans une belle pochette aérienne et féérique.

Que l’on se rassure, l’essence du groupe est préservée : ces riffs heavy-blues acides cravachés sur une rythmique imprenable. Les claviers de Faszbender apportent de la couleur, de subtiles nuances, de la profondeur aux paysages dessinés par la guitare de Stefan Koglek. Le quatuor a trouvé un équilibre dans la longueur des morceaux : ici point de longues épopées de vingt minutes, mais des titres entre quatre minutes trente et neuf minutes, toujours riches en riffs entêtants et en rebondissements mélodiques. Bien sûr, Colour Haze n’a jamais été un groupe de rock progressif à la Yes. L’essentiel est le déroulement de l’histoire, la cohésion musicale, comme une sorte de Pink Floyd heavy, où l’on croise aussi le Krautrock de Amon Duul II, et le côté sale des premiers albums de Blue Cheer.


Que faut-il en retenir ?

‘Turquoise’, ‘Goldmine’ et ‘Ideologigi’ forment une trilogie enchaînée impeccable, puissante et rageuse. La guitare ronfle et grogne. La rythmique emboîte le pas. Oberpucher assure un fantastique travail à la basse à la place du mythique Philipp Rasthofer. La quatre-cordes vrombit toujours en embuscade, bien calée sur la batterie aux variations rythmiques subtiles de Merwald. L’introduction de ‘Ideologigi’ au piano électrique de Faszbender n’est pas sans rappeler Soft Machine, mais la guitare brise rapidement la douceur d’une onde qui coule délicatement sur quelques pierres moussues pour un vaste paysage ouvert des Rocheuses, à la fois grandiose et dangereux. Ce morceau est le plus long du disque, et on l’on retrouve ce talent inné de Colour Haze à faire monter lentement l’émotion, faisant de ses titres des aventures sonores.

‘Avatar’ débute de la plus psychédélique des manières, comme un de ces morceaux de rock allemand du début des années 1970. Puis il décolle en boogie acide, au riff presque funky. Il est suivi d’un étrange instrumental acoustique, ‘Degrees’ à la sonorité à la fois arabisante et flirtant avec la musique concrète. Elle ouvre sur deux pièces finales de sept minutes : ‘See The Fools’ et In All You Are’. L’introduction « world » que constitue ‘Degrees’ n’est pas anodine lorsque suit ‘See The Fools’. Colour Haze y évoque la violence des conflits armés opposant religions et cultures différentes, riches et pauvres de ce monde. Koglek y fait preuve d’une naïveté touchante et un peu hippie, mais sur le fond, il a bien raison : faut-il se battre pour des ressources minières afin de maintenir une société de consommation en fin de course et des idéologies religieuses, alors que la moitié de l’humanité risque de mourir, y compris dans les pays les plus riches, à cause du réchauffement climatique ? Evidemment, l’album se termine sur un hymne à l’amour fraternel entre les hommes, et sur l’amour comme absolu avec ‘In All You Are’. Colour Haze le joue avec rage et conviction, comme un cri d’espoir, mais peut-être aussi de désespoir dans cet univers bien sombre.

Le disque a été entièrement capté live en studio en octobre 2021 et avril 2022 aux studios Clouds Hill de Hambourg. Des compositions remontent à 2020, montrant la lente gestation de ce nouveau disque au milieu de la tempête des catastrophes enchaînées de ces trois dernières années. Si « Sacred » ne révolutionne rien, il rassure aussi. Malgré le vent, Colour Haze est vivant, et a conservé son identité sonore. Il propose cependant une série de compositions d’excellente qualité, pétries de l’âme unique du groupe. Et c’est d’abord cela l’important : en ce monde instable, il nous reste quelques repères rassurants, et Colour Haze en fait partie. A l’écoute de « Sacred », on a l’impression d’être revenu à la maison après un long voyage mouvementé.

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