THE MARSHALS - Le P'tit Cham Session

 


Le temps efface toujours les plaies. Mais parfois, sous la peau discrètement encore meurtrie se cachent toujours les douleurs. Elle surgissent comme des flashes, au moment où on ne les attend pas toujours. Il suffit d’un paysage, d’une image connue pour réveiller ce qui était enfoui au plus profond de soi, et que l’on pensait avoir réussi à dompter enfin. Ces réminiscences ne sont pas toujours négatives, au contraire. Elles permettent de se souvenir, comme des rappels à l’ordre d’erreurs passées à ne pas reproduire. Avec le temps, on apprend à vivre avec. Cependant, l’espacement de leur réveil peut rendre chacun d’entre eux perturbant.

Il y a des paysages qui réveillent invariablement chez moi un vague-à-l’âme tenace. Ils se situent pour la plupart entre le Morvan au Nord-Est d’une diagonale qui mène jusqu’aux portes du Tarn au Sud-Ouest. On y traverse la Saône-Et-Loire, l’Allier, l’Auvergne, l’Aubrac, avant de quitter l’Aveyron pour les paysages agricoles céréaliers des contreforts vallonnés qui cernent la ville d’Albi. J’ai par le passé arpenté ces territoires avec une douleur chevillée au ventre. C’était un drôle de mélange, la plupart du temps désagréablement accentué par des problèmes personnels bien étrangers à ces horizons.

Les problèmes laissés derrière moi, il resta le sentiment d’une mélancolie coriace. L’alternance de forêts, de petits villages oubliés, de bocages charmants, de vallées escarpées grandioses, et de souvenirs d’une activité agricole et industrielle autrefois féconde m’emmenaient dans une divagation intérieure qui ne fut jamais aussi forte ailleurs. La faible concentration humaine ne faisait qu’accroître ce sentiment d’être au bord d’un abysse où se croisent mes souvenirs personnels et ce que percevaient mon cerveau et mes yeux de ce monde que je finis par connaître un peu mieux chaque année.

Il y a sans doute aussi une part de fantasme de ma part : sur des éléments historiques avérés, mon esprit divagua sûrement sur la réalité. Mais il était indéniable que l’étrange préservation de cet univers vestige d’une campagne généreuse et d’un dynamisme industriel certain s’éteignant doucement, pas encore pris d’assaut par la bêtise des citadins bobos et du tourisme de masse, dégageait une force émotionnelle puissante.

J’y ai par ailleurs trouvé quelques groupes locaux touchés par une sorte de grâce : celle de me toucher en plein coeur, m’obligeant à retranscrire en mots ce souffle épique. Il y eut Yellow Town, de Nevers, duo découvert sur scène devant un pub d’Autun, un soir d’orage. Leur musique magique inspirée de Neil Young ne résista pas à l’indifférence au-delà du Morvan.


Le P'tit Cham Session, un ancrage puissant à la terre


Plus rudes à la tâche sont les Marshals de Moulins dans l’Allier. Leurs débuts discographiques remontent à 2010, et Le P’tit Cham Session est leur sixième album. Ils ont décidé de faire corps avec leur terre, et ont enregistré leurs trois derniers albums dans de vieilles baraques perdues dans la campagne environnante, portant le nom du hameau du moment. Ce sera le cas des Courriers Session en 2016 et des Bruyères Session en 2019. Les disques étaient pressés maison, et le cercle des concerts ne dépassait pas l’Allier, la Saône-Et-Loire et la Nièvre. Une image d’Epinal de ces coins-là est celle du groupe approximatif jouant mal des reprises de tubes de Phil Collins des années 1980. Les Marshals sont tout simplement le groupe de blues-rock français le plus sincère et authentique du pays. Et c’est justement parce qu’ils sont reliés à leur terre qu’ils y puisent cette puissance.

Leur musique est de toute façon faite pour la route. Et pas seulement celle du Centre de la France, même si l’âme qui s’en dégage ne fait qu’accentuer sa force. Elle marche aussi sous la pluie en Angleterre, entre les terrils du Nord et la Forêt de Compiègne, ou le long de la Côte Méditerranéenne. Il souffle toujours un vent inquiétant sur la musique des Marshals, sans savoir si le temps va tourner à l’orage ou à la bruine triste et insistante. Il suffit d’y ajouter la roche granitique du Morvan, celle calcaire du Massif Central et de l’Aveyron, les eaux turbulentes des rivières de l’Arroux, de l’Allier, et du Tarn, et les forêts profondes du Morvan et de la Lozère, et l’on a réuni ce qui fait la charpente du blues des Marshals.

Mais, me direz-vous, que vient faire ce groupe sur une page consacrée au stoner-rock ? Eh bien, je dirais que notre musique préférée n’a pas pu exister sans blues, car sans lui, pas de Cream, de Jimi Hendrix, de Blue Cheer ou de Black Sabbath. Mais surtout, lorsque le stoner décide de se tourner vers le blues, il lui préfère les tords-boyaux aux vins fins dans les services en porcelaine. Il n’y a pas beaucoup de références à BB King dans le stoner. Par contre, Hound Dog Taylor, John Lee Hooker et Howlin’ Wolf sont des sources intarissables de boogies fertiles en sensations euphorisantes. Et c’est bien cela que réveillent les Marshals, dans un esprit musical proche des Black Keys (à leurs débuts), et auxquels ils furent souvent comparés, pas toujours à bon escient. Certes, il y a un esprit mélangeant rusticité et hargne rock-garage. Mais les Marshals ont quelque chose de plus âpre et de plus solidement ancré dans la terre que les Black Keys n’ont pas. Et cela tient notamment à leurs origines géographiques, bien loin du Sud américain.

Les Marshals sont un trio composé de Laurent Siguret à l’harmonica, Julien Robalo à la guitare et au chant, et de Thomas Duchézeau à la batterie. En 2021, ils ont opté pour un petit hameau nommé Le P’tit Cham, près de Sancy, dans le Parc des Volcans d’Auvergne. C’est la plupart du temps une station de ski, mais lorsque la neige s’efface, il ne réside que quelques rares amateurs de randonnée de montagne. Depuis ces quelques années, la neige se fait rare, et le secteur se déserte peu à peu. C’est un autre symbole de l’effondrement industriel, cette fois lié au réchauffement climatique. Auparavant, la Saône-Et-Loire et l’Allier furent les victimes collatérales du grand marché européen créant un dumping social entre la France et les pays de l’Est comme la Pologne et la Roumanie. Désormais, la belle neige des stations réservées à une certaine bourgeoisie s’efface elle aussi.

Débarrassés des skieurs à la recherche d’authenticité, et pas encore envahis par les randonneurs de tous âges, les Marshals se sont attelés à l’enregistrement de ce nouvel album, privilégiant toujours une captation en direct. Le trio décoche neuf chansons pour à peine trente minutes de musique : c’est que les Marshals ne sont pas du genre à bavasser sur ce qu’il y a à faire. Le mieux est d’expédier la seringue d’un jet, avec des morceaux ne dépassant que très rarement les trois minutes et trente secondes.


Que faut-il en retenir


Le souffle épique démarre dès « Rolling », dégageant poussière et vertige rocheux. On aurait pu placer ici la moiteur de la Floride, mais la musique des Marshals n’est que minéral, humidité et vent froid, le tout imprimé sur une musique issue des Bayous et de la chaleur moite. On y retrouve le même esprit sauvage et sans concession. « Rolling » c’est la pierre autant que l’être qui dévale, et qui ne maîtrise rien, jusqu’à ce que le destin et le relief l’arrêtent.

Le boogie reste une trame sûre et efficace, que la rage poussiéreuse des Marshals alimente en intensité : « Oh My », « Howl ». « Witches » rappelle Bo Diddley, « Elements And Things » ressemble davantage à un rock stonien de la fin des années 1960. « Steal The Silence » est un blues squelettique et vaporeux d’une puissance étourdissante. Chaque arpège semble précipiter l’auditeur de l’autre côté d’une rivière qu’il n’arrive pas à trouver le courage de traverser.

« Troublemaker » remet au coeur du spectre sonore le boogie rageur expédié en à peine deux minutes. Les accords de Robalo hésitent toujours entre rudesse et rage électrique. Mais c’est bien cette subtile retenue qui alimente le feu. « New Dawn » est un de ces chefs d’oeuvre uniques dont seuls sont capables les Marshals : ressusciter à la fois John Lee Hooker, Hound Dog Taylor et Jimi Hendrix. Titre le plus long de l’album, « New Dawn » est une de ces résurgences rock que les Marshals tentent de contenir dans l’économie et l’âme de la note. Ils les distillent avec une science rare, comme la lumière de comètes lointaines dans le ciel étoilé. Tout s’intensifie avec ferveur, faisant de cet avant-dernier titre le grand sommet du disque.

L’album se clôt sur un blues acoustique capté en direct au bord d’un torrent de montagne. Julien Robalo égrène ses accords, soutenu avec délicatesse par l’harmonica très Americana de Laurent Siguret. La boucle semble se boucler avec une évidence difficile à remettre en doute. Une fois encore, les Marshals ont fait parlé les éléments, au coeur de leur terre, sans se soucier de ce monde vacillant et de plus en plus inepte. Les Marshals restent un ancrage fort au vent qui souffle dans le Massif du Morvan, courant avec malice le long des lits de l’Arroux puis de l’Allier. Alors que rugit « Rolling » dans les enceintes, on distingue la route le long de la Loire, caressant le Canal de Roanne à Digoin. Et alors que s’éteint doucement les échos de « New Dawn » et « See The Lightning », les grillons se réveillent dans les foins à la faveur de la nuit. La chaleur s’installe, et la pluie est proche. L’orage est imminent.


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