Heldon - Electronique Guerilla | Archéo-chronique


Vous l'aurez sans doute remarqué, mais lorsque l'on veut faire référence aux pionniers de la musique électronique, les artistes cités sont la plupart allemands : Can, Klaus Schulze, Tangerine Dream… Il est évident que ces noms sont sans doute les plus parlants, notamment lorsqu'il faut chercher des références musicales à des artistes nord-européens. Il est pertinent de penser que les artistes du label El Paraiso (Causa Sui, Kanaan, Mythic Sunship…) ont davantage ouï les artistes des pays voisins, dont l'Allemagne et sa prolifique scène Krautrock. Pourtant, en matière de musique novatrice, la France eut parmi les artistes les plus influents. On pense évidemment à l'immense et incompris Magma, à la musique si ambitieuse et riche. On pense aussi à Jean-Michel Jarre et son fameux « Oxygène » en 1976, premier album de musique à base de synthétiseurs. Mais non, il n'en est pas le pionnier, pas plus que le premier artiste électronique à sortir de l'anonymat.

Mai 1968. La révolte gronde dans le Quartier Latin. Des barricades ont été érigées, et les CRS chargent sous une pluie de cocktails molotov. Les étudiants sont les premiers à avoir déclenché l'insurrection. Lassés de se faire fracasser le crâne par la police pour de simples cheveux longs ou la distribution de tracts de gauche, les jeunes veulent faire sauter le lourd carcan gaullien et sa censure. Les amphithéâtres de facultés deviennent le siège de vastes débats politiques entre anarchistes, communistes libertaires, maoïstes et socialistes. Les mouvements ouvriers et salariés, ainsi que les artistes emboîtent le pas de ce mouvement de contestation de la jeunesse.

Le monde du cinéma tangue, le festival de Cannes est perturbé par les interventions de nombreux acteurs et réalisateurs opposés à la chappe de plomb des grands studios de production. Le psychédélisme pénètre très timidement le monde de la musique pop française. Antoine passe plusieurs mois pénibles à justifier sa tignasse et ses chemises à fleurs à la suite du succès de ses 'Elucubrations' en 1966. La psychédélie infuse dans la chanson française sous forme de petites touches colorées, chez Gainsbourg ou Polnareff. Mais la résistance du conformisme est encore forte : Johnny Hallyday sort en réponse à Antoine son morceau 'Cheveux Longs, Idées Courtes', preuve que même le rockeur français par excellence, autrefois symbole des blousons noirs, peut être réactionnaire.

Electronique Guerilla, un disque au coeur d'une révolution sonore en France

Les Yé-Yés font long feu, et une nouvelle vague de groupes français apparaît dans la seconde moitié des années soixante. L'un des pionniers de cette vague sont les Variations, quartet de jeunes gamins d'origine marocaine. Le guitariste fondateur Marc Tobaly, seize ans en 1966 à la création de son groupe, est irrigué de musique anglaise : Yardbirds, Jimi Hendrix, Cream, Who, Pretty Things. Voyant les perspectives en France totalement nulles, les salles de concerts rock étant totalement inexistantes, les Variations prennent le large en Scandinavie et y casse la baraque. Leur premier simple de 1967, 'Spicks And Specks/Mustang Sally', atteint la quatrième place des ventes au Danemark. Ils leur faudra pourtant attendre fin 1968 pour enfin signer un contrat français avec Pathé Marconi. Leur premier album « Nador » est une véritable tornade heavy qui va laisser des traces dans le paysage rock national, il conviendra d'y revenir.

La France est aussi pionnière dans la musique électronique, grâce au compositeur Pierre Henry. Il signe en 1968 son tube le plus connu, un jerk nommé 'Psyché Rock' issu de l'album « La Messe Pour Le Temps Présent », bande-son d'un ballet de Maurice Béjart. Le musicien participera également à un album pionnier du groupe Spooky Tooth en 1969, formation heavy-blues anglaise : le déroutant et angoissant « Ceremony », sur lequel il faudra également revenir dans ces pages.

Magma émerge de cette atmosphère de changement massif dans l'horizon intellectuel. Le batteur Christian Vander, fort d'un concept puissant, débarque avec sa musique jazz-rock progressive au langage inventé, et prend de court le grand public et la critique, au point de se faire traiter de fascistes. En effet, les membres de Magma portent tous le même costume avec le sigle du groupe autour du cou, et la pochette du premier album, double, montre une patte d'aigle saisir le monde affolé.

Vander est au contraire un artiste libre, qui ouvre la voie à de nombreux musiciens, se jouant des carcans tant musicaux qu'organisationnels. Magma joue partout en France et ailleurs, dans le moindre théâtre disponible. Il s'adapte partout, tout le temps, pour jouer et diffuser sa musique.

Magma a vraiment pris forme avec l'arrivée du chanteur Klaus Blasquiz, grand échalas barbu à la gorge impressionnante, surnommé par ses camarades 'La Cathédrale'. Auparavant, il officiait au Golf Drouot, Mecque du nouveau rock parisien, au sein du quatuor Blues Convention. Fondé par le guitariste Richard Pinhas, le groupe joue du blues à sa manière. Mais Pinhas est encore partagé entre la poursuite de ses études et sa carrière musicale. Aussi, Blasquiz n'hésite pas longtemps à rejoindre Magma en 1969.

Pinhas a tout de l'étudiant brillant. Disciple de l'écrivain-philosophe Gilles Deleuze dont il sera un des élèves, il conduit une thèse en philosophie qu'il obtiendra brillamment. Il fait partie des étudiants en révolte en mai 1968. Membre des Jeunesses Communistes jusqu'en 1973, il porte une idéologie créative libre et hors des sentiers de la production artistique de masse. Il est aussi conscient que la scène musicale anglo-saxonne est bien plus libre, malgré le paramètre commercial. Pinhas fera de nombreux voyages à Londres pour y voir les artistes qui font la vie culturelle de la ville : Jimi Hendrix, Cream, Yardbirds, Led Zeppelin… Comme Marc Tobaly, il considère la scène française médiocre, en manque d'ambition.

Sa thèse validée, il décide de se consacrer à la musique. Il fonde en 1972 Schizo avec Patrick Gauthier aux claviers. Ils sortent deux simples. Le premier est un spoken-word de Gilles Deleuze sur un riff halluciné de Pinhas : 'Le Voyageur'. Richard Pinhas a fait l'acquisition d'un synthétiseur VSC3, et commence à travailler sa musique, qui prend un cap nouveau avec un choc musical. Le choix du VSC3 est lié au disque « No Pussyfooting » de 1973 du duo Brian Eno et Robert Fripp. Fripp, guitariste-fondateur de King Crimson, brodent des motifs saturés sur des lignes de musique électronique crées par Brian Eno, ex-Roxy Music.

Pinhas finance l’enregistrement de son premier groupe qu'il baptise Heldon, tiré de la nouvelle de Norman Spinrad : 'The Iron Dream'. Patrick Gauthier est le seul partenaire de Pinhas, s'occupant des claviers. Coco Roussel à la batterie et son frère Pierrot à la basse sont cités, mais pour une session précédente, celle de Schizo. La première face est consacrée aux écrits de William Burroughs, la seconde à Deleuze et Norman Spinrad. La littérature entre de plein pied dans la pop culture. La musique rock n'est plus une sous-culture, mais une forme d'expression nouvelle à part entière, sans limite créative.

Richard Pinhas, déterminé, développe sa musique sans se préoccuper de l'avis extérieur. L'album finalisé, il en propose une bande au label EG, filiale de Island. Malheureusement, le label est déjà saturé en termes de sorties discographiques. EG propose à Pinhas de sortir son disque dans un an. Il refuse. A 23 ans, il publie son album sur son propre label : Disjuncta Records. Mine de rien, Pinhas ouvre la voie aux labels indépendants. Et vend son premier album, « Electronique Guerilla », à 20 000 exemplaires.

 

Que faut-il en retenir ?


Là où le projet Eno-Fripp était une récréation créative au milieu des travaux principaux des deux intéressés, sa carrière solo pour Eno, King Crimson pour Fripp, alors en pleine apogée créative avec « Starless And Bible Black » puis « Red » , Heldon est un projet majeur qui dépasse largement les influences musicales précitées. L'atmosphère étrange, angoissante, qui règne sur les plages d'improvisation saisit à l'estomac, véritable marque de fabrique de Richard Pinhas. King Crimson, Eno-Fripp et le jazz ne sont que des points de départ à un univers très personnel qui prend corps dès ce premier disque.

D'abord, les synthétiseurs ne sont pas des éléments d'ambiance accompagnant la guitare. Ils sont partie prenante de la ligne mélodique, apportant les boucles entêtantes sur lesquelles les chorus de guitare se posent. Heldon est un groupe fait de guitares et de synthétiseurs à l'utilisation novatrice. A l'image des pionniers de l'instrument comme Herbie Hancock, le synthétiseur n'est pas qu'un zigouigoui de l'espace pour faire moderne. Heldon construit ses morceaux comme des symphonies modernes. Leurs déroulements au long court comme des voyages sonores, sans format pop pré-établi le rapproche de la démarche de Magma.

L'album débute par le strident 'Zind', court instrumental hypnotisant qui ouvre la voix au premier voyage musical. Le synthétiseur papillonne, petits éclats électriques qui fusent dans le cosmos. La guitare gronde comme un oracle, les notes ondoyant au milieu de la boucle synthétique. Un envol d'oiseaux sauvages part dans le soleil levant. C'est le retour au pays mythique : 'Back To Heldon'. L'utilisation métallique de la guitare, sans aucune référence ni au blues, ni au jazz, est déjà novatrice par Robert Fripp en Grande-Bretagne. Elle l'est encore davantage dans un pays comme la France. Il convient de rappeler que l'horizon pop populaire en 1974 est constitué de Johnny Hallyday, Claude François, le Big Bazar et Martin Circus avec leur tube 'Je M'Eclate Au Sénégal'. Les Variations ont quitté la France depuis presque deux ans pour tenter l'aventure américaine, et tournent intensivement dans le Midwest aux côtés de Peter Frampton, Kiss et Aerosmith. Quant à Magma, il connaît la reconnaissance internationale en jouant au Festival de Reading en Grande-Bretagne, ainsi que sur la Côte Est des Etats-Unis. Ils seront également le premier groupe à disposer d’un contrat discographique international.

Alors que résonne le mélancolique et délicat 'Northernland Lady', on ne peut que s'interroger sur le silence glaçant qui enveloppe toujours l'histoire d'Heldon. Si le choix de démarcher EG Records est celui de Pinhas, qui estime le label seul capable de le comprendre, la critique musicale va être plutôt bienveillante avec le groupe au départ. Les choses vont pourtant rapidement se dégrader, car Pinhas n'est pas le bon client de la presse pop. Engagé politiquement, cultivé, possédant une idée très précise de ce que doit être sa musique et la dimension qu'il souhaite lui donner, il se brouille avec nombre d'intervieweurs qui le trouvent prétentieux. Comme Vander et ses diatribes sur le jazz de Coltrane et la musique contemporaine, Pinhas est un homme difficile à suivre, surtout quand on le compare à la faune pop rock. Pas forcément très rigolo de premier abord, pas très amateur de gaudriole, particulièrement impliqué dans sa musique et dans le message qu'elle véhicule, Pinhas n'est pas le bon client. Ses positions de gauche affirmées dans la France de Pompidou puis de Giscard n'arrangent rien.

« Electronique Guerrilla » se poursuit sur la publication sur album du 'Voyageur' avec Gilles Deleuze, issu des sessions de Schizo avec les frères Roussel. Le titre est renommé sous un patronyme au combien proto-communiste contestataire : 'Ouais, Marchais, Mieux Qu'en 68'. Ce morceau est un vertige. La ligne mélodique obsédante de guitare et sa rythmique tribale tourne dans le cortex. La voix de Gilles Deleuze résonne comme celle d'un prophète bienveillant dont les mots, d'une grande richesse, évoque la liberté de la raison, celle intérieure du vrai voyageur de notre temps. Le voyage n'est plus une liberté, mais déjà un dogme de notre société. Seul un être libre sait voyager en lui, dénué de toutes contraintes matérielles. Le choix de ce texte sied à merveille à ce disque, malgré leurs deux années qui les séparent. « Electronique Guerilla » est un voyage intérieur, chaque sillon emmenant l'auditeur fasciné vers de bien curieux horizons.

Le poème 'heavy' laisse à nouveau la place aux synthétiseurs. Ils résonnent comme une cathédrale. 'Circulus Vitiosus' est une nouvelle improvisation obsédante, entre aridité urbaine et guitare crépusculaire. En quelques trente-trois minutes, Heldon terrasse l'auditeur. Le groupe l'emmène dans de fabuleux horizons, et au tréfond de son âme. L'intensité de la musique perturbe intérieurement. Elle n'est qu'éclats de verre brisée d'une vie que l'on pensait plutôt tranquille. Fort de ce succès indépendant, Heldon va poursuivre sa voie. La discographie du groupe, riche, intense, sera une succession de voyages sonores passionnants qui s’arrêtera en 1979. Richard Pinhas poursuivra seul, et produit toujours, actuellement, cette étrange et fascinante matière sonore.




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