Lorsque l’on pense son gras et pionnier, Black Sabbath vient forcément à l’esprit, suivi de près par les premiers albums de Led Zeppelin, et ceux de Blue Cheer. Mais Mountain n’est pas une référence qui vient immédiatement à l’esprit. Pourtant, le son du groupe américain est indiscutablement une influence majeure du stoner et du doom américain. Leur guitariste légendaire, Leslie West, fut même surnommé « The Tone » par deux générations de guitaristes allant de Tony Iommi à Michael Schenker en passant par Dave Mustaine pour le son ultimement bon et heavy de son jeu.
Leslie Weinstein est un petit juif américain né à New York le 22 octobre 1945. Il prend de plein fouet la British Invasion en 1964, cette vague de groupes anglais qui débarquent en retour après avoir été influencés par le rock pionnier américain : Beatles, Kinks, Rolling Stones, Yardbirds… Il joue déjà de la guitare, mais son apprentissage bifurque brutalement du blues au rock. Bien que petit blanc d’une grande ville surtout connue pour sa scène jazz, Weinstein est fortement marqué par la poésie, la mélancolie et la brutalité du blues, qui tranche avec son milieu familial plutôt classe moyenne convenue. Le détonateur se produit lors du divorce de ses parents, et il décide de se renommer Leslie West pour se détacher du patronyme familial et du conflit intestin qui s’y rattache. Il trouve un emploi stable dans une joaillerie faisant du négoce de diamants, mais ce qu’il veut plus que tout, c’est faire de la musique.
Il rejoint les Vagrants comme guitariste lead, un groupe qui joue ce que l’on appelle la blue-eyed soul, une soul blanche, qui se croise avec le premier effet retour de la British Invasion : le garage rock US. Cette vague va donner notamment Nazz, Thirteen Floor Elevator ou les Sonics. Les Vagrants réussissent à signer chez Atco, une filiale de la major Atlantic en 1967. Mais Leslie West, grand bonhomme au visage un peu poupin et au physique épais, est systématiquement mis sur le côté de la scène, ne s’avançant que pour jouer ses solos avant de reculer et laisser les autres, plus jolis garçons, rester devant dans la lumière.
Dans l’intervalle, West découvre John Mayall And The Bluesbreakers, Cream, Jimi Hendrix Experience et Peter Green’s Fleetwood Mac. La musique des Vagrants devient complètement inintéressante, en plus de le rejeter physiquement. Durant l’enregistrement des derniers titres des Vagrants en 1968, West sympathise avec le producteur. Il s’appelle Felix Pappalardi et travaille notamment avec Cream. West et Pappalardi ont deux silhouettes totalement à l’opposé. Le premier est grand, épais, avec désormais une immense tignasse qui ressemble à une afro, West ayant abandonné le gel pour se lisser les cheveux. Le second est un petit bonhomme tout frêle avec une épaisse moustache et des cheveux bruns mi-longs. Il est un peu plus vieux que West : Pappalardi est né le 30 décembre 1939. Mais les deux hommes ont la même vision de la musique, bien que leurs approches soient différentes. Elles sont en fait complémentaires. Pappalardi a une vision progressive et mélodique du blues lourd, le second préfère l’approche plus brute et heavy.
Led Zeppelin a sorti son premier album en janvier 1969, Jeff Beck Group enregistre son second album en avril 1969, Beck-Ola. Pappalardi a un label filiale de CBS : Windfall. Il signe West après avoir rejeté les dernières démos des Vagrants, et lui permet d’enregistrer un premier album solo. Il a été enregistré en trio : West à la guitare et au chant, Pappalardi à la basse, Norman Smart à la batterie, et pour quelques titres Norman Landsberg aux claviers. Tout le talent de Leslie West explose sur l’album Mountain qui sort en juillet 1969. Il n’est plus question de musique surf ou de psychédélie. Le Leslie West Trio envoie une musique heavy-blues totalement novatrice, huit mois avant Black Sabbath. Il faut écouter « Blood Of The Sun », « Blind Man », « Dreams Of Milk & Honey » ou « Southbound Train ». Le toucher de Leslie West est absolument merveilleux. Comme le premier album de Black Sabbath, tout a été capté en quelques prises live. West ouvre aussi quelques portes mélodiques à la Dylan, comme « Long Red » ou « Because You’re My Friend ». Par ailleurs, West fait partie de ce carré de repreneurs de génie du Zim avec Jimi Hendrix et Johnny Winter. Il va ainsi métamorphoser « This Wheel’s On Fire » en obus proto-heavy-metal.
Contre toute attente, l’album Mountain monte à la 72ème du Top 200 US. Le disque, bien distribué par une major, se met en résonance avec la souffrance des jeunes américains conscrits qui doivent tous partir pour la Guerre du Vietnam et reviendront traumatisés par les massacres dont ils ont été les responsables. La victoire s’estime en effet pour l’état-major au nombre d’ennemis tués, faute de savoir ce qu’il se passe dans la jungle où les Vietcongs attaquent. On pulvérise alors tout sur son passage, on arrose de napalm, d’Agent Orange, et de rafales de mitrailleuses le moindre village, la moindre parcelle de forêt suspecte, tuant des milliers de civils innocents. Le son lourd et puissant de Leslie West trouve un vrai écho chez toute cette jeunesse qui perd toutes ses illusions dans la guerre et la répression des universités. La musique folk, même électrique, de Bob Dylan, devient insignifiante face à la rage véhiculée par le heavy-blues.
Mountain est raccroché à la dernière minute à l’affiche d’un festival rock d’envergure vers Bethel, dans l’Etat de New York : le Festival de Woodstock. Mountain s’y produit le second jour entre neuf et dix heure du soir, juste avant les immenses stars Creedence Clearwater Revival. Il s’agit alors de leur troisième concert ensemble, Steve Knight ayant été intégré comme claviériste permanent, et le groupe s’étant renommé du nom de l’album de West : Mountain. Ce coup de projecteur est colossal, et permet à Mountain d’intégrer le second volume des mythiques enregistrements du festival, Woodstock Two qui paraîtra en 1971. le film offrira le morceau « Southbound Train ».
La prestation est légendaire, avec notamment une version magique du « Stormy Monday » de T-Bone Walker. Mais sur le film, on voit Leslie West rager. Norman Smart est constamment à la ramasse à la batterie, et cela s’entend. C’est touchant d’imperfection pour un troisième concert, même à Woodstock, car l’enregistrement publié officiellement est une vraie pépite. Mais Norman Smart est clairement à côté de la plaque, et ce dès le premier morceau « Blood Of The Sun ». Il devient urgent de le remplacer, et après quelques auditions, un canadien du nom de Corky Laing, sorte de gentille brute au physique musculeux, se présente. Il éclate ses caisses sur un kit double grosses caisses à la manière d’un Keith Moon (The Who) mélangé à un John Bonham (Led Zeppelin). Il est parfait.
Désormais doté d’un torpilleur en terme de batteur, Mountain se lance dans l’enregistrement d’un vrai premier album dans la foulée du Festival de Woodstock. Ce sera le mythique Climbing !, qui paraît le 7 mars 1970. Tout le talent du groupe est déjà concentré, mêlant son heavy et scories psychédéliques. L’album suit de peu le premier disque de Black Sabbath, à trois semaines près. Les deux sont fascinants, fondateurs, et n’ont pas la même approche. Climbing ! est un chef d’oeuvre à tous les niveaux. Il offre autant des morceaux brutaux et blues sans concession, que des épopées proto-progressives. Le tout est une lave sonore de heavy-blues puissant, mélodique et imprégné de mélancolie. Les illustrations des pochettes signées Gail Collins, la compagne de Felix Pappalardi, imposent un monde psychédélique et rêveur qui sied curieusement mais parfaitement à Mountain.
Climbing ! est un parfait équilibre entre heavy-blues furieux et épopées heavy-blues progressives. « Mississippi Queen » assied tout le monde d’entrée. La reprise de « Theme From An Imaginary Western » de Jack Bruce est parfaite. Sur les titres plus doux, Pappalardi prend le micro. Il chante aussi grave que West, mais de manière plus maniérée et moins agressive. Les deux hommes restent en permanence les deux faces d’une même pièce, comme le montre la photo au verso où Pappalardi et West se tapent dans la main comme pour valider leur union. Climbing ! est le terreau d’innombrables pistes pour le heavy-metal. Sur « Sittin’ On A Rainbow » et sa double grosse-caisses trépidante, tout devient clair : nous allons vers une escalade sonore dont Mountain, Led Zeppelin, et Black Sabbath ne sont que les premières pierres. L’histoire derrière le morceau « Mississippi Queen » témoigne cependant de l’ancrage des musiciens de Mountain dans l’esprit hippie de leur époque.
En août 1969, Corky Laing fait alors partie du groupe Energy. Ce dernier décroche l’animation musicale d’une fête sur l’île de Nantucket, au large de Cap Cod, dans le Massachussetts. C’est une sympathique fête hippie qui réunit tous les jeunes du coin. Mais il y fait si chaud que tous les climatiseurs de l’île tournent à plein régime, ce qui provoque une coupure générale d’électricité. Au moment de l’incident, Laing est fasciné par une jeune femme au premier rang en train de danser et vêtue d’une petite robe transparente couverte de fleurs. L’électricité coupée, Laing se doit de permettre à cette jeune femme de continuer à danser. Il se lance alors dans une performance solo sur sa batterie à base de cowbell, hurlant à tue-tête « Mississippi Queen, do you know what I mean ? », et ce pendant presque une heure avant que le courant ne revienne. Le batteur raconte l’histoire à Leslie West, et les deux la transforment en chanson.
Climbing ! monte à la 17ème place des ventes américaines, et atteint le statut de disque d’or, soit cinq cent mille exemplaires vendus. Une vaste tournée est lancée, et Mountain séduit les amateurs de blues lourd, qui sont aussi les fans de Led Zeppelin, et de Black Sabbath. Mais cette fois, ils ont un groupe américain à aimer en parallèle à Grand Funk Railroad, à l’approche plus empreinte de soul. Mountain est l’une des stars du Festival d’Atlanta qui se tient du 3 au 5 juillet 1970, puis à celui de Goose Lake Park du 7 au 8 août où la scène rock établie (Faces, Savoy Brown, Joe Cocker, Jethro Tull, Ten Years After, Chicago…) croise celle de Detroit avec les Stooges, MC5, Bob Seger, Detroit, Brownsville Station, Alice Cooper ou encore Third Power.
Le rythme de tournée est intense, et les musiciens profitent aussi de leur succès. Le champagne se boit au goulot, et les rails de cocaïne deviennent de plus en plus fréquents. De son côté, CBS souhaite un nouvel album rapidement, et Mountain se retrouve en studio dès la fin de l’année 1970. l’ambiance d’euphorie a laissé place à la confrontation de deux camps. D’un côté, il y a Felix Pappalardi, bassiste, compositeur, chanteur, propriétaire du label de Mountain Windfall et producteur, et sa compagne Gail Collins qui réalise toutes les magnifiques pochettes et illustrations pour le groupe, mais écrit aussi les textes de compositions de son homme. De l’autre, il y a Corky Laing et Leslie West qui forment souvent un binôme d’écriture, au son résolument plus blues et heavy. Au milieu, on trouve Steve Knight, qui compte les points. Pappalardi devient tyrannique en studio, exigeant de refaire la prise à chaque imperfection, et en particulier sur un morceau de sa plume sur lequel il fait une obsession : « Nantucket Sleighride ». Pappalardi veut tirer Mountain vers le rock progressif, Laing et West continue d’insuffler le souffle heavy et blues à son grand malheur. Les deux camps commencent à s’affronter, et Laing finit par craquer lors d’une énième prise de « Nantucket Sleighride ». Il jette ses baguettes, saute par-dessus son kit, et s’en prend physiquement au bassiste. Il faudra toute la force de West pour tenter de le contenir. Le duo Pappalardi-Collins devient toxique : le premier a plongé dans l’héroïne, la seconde l’influence, et West n’hésitera pas à la comparer à Yoko Ono au sein des Beatles.
L’album Nantucket Sleighride sort le 6 février 1971, et réussit la même performance que son prédécesseur : n°16 dans les classements américains, et à nouveau disque d’or. Mais surtout, il entre dans les classements britanniques à la 43ème place, ce qui va permettre à Mountain d’aller à la conquête de l’Europe. Le groupe fait une apparition remarquée dans l’émission télévisée allemande Beat Club le 26 juin 1971. Mais le groupe est à nouveau sous pression de son label. Vu le programme de concerts, il est inconcevable de trouver du temps pour composer et enregistrer un album complet. Mountain a donc l’idée d’enregistrer le concert du 27 juin 1971 au Fillmore East de New York en prévision d’un live, ou d’une utilisation pour un album mixant du live et du studio. Le quatuor trouve un peu de temps en septembre 1971 pour se retrouver aux Record Plant Studios de New York. Après l’épisode houleux du second album, les choses s’arrangent entre les musiciens. « Flowers Of Evil », qui va donner son nom au disque, est écrit conjointement par West et Pappalardi, et évoque le sujet peu abordé à l’époque de la consommation de drogues dures par les soldats américains au Vietnam. Le duo Pappalardi-Collins fait aussi un pas vers West et Laing en proposant un vrai titre heavy-blues mélodique du nom de « Crossroader », et sur lequel le guitariste fait des merveilles à la guitare slide. Le duo s’offre aussi un titre progressif assez audacieux du nom de « Pride And Passion », qui évoque leur relation souvent tumultueuse, avec de multiples arrangements de Pappalardi. La seconde face est extrait de l’enregistrement live au Fillmore East, et permet pour la première fois au public d’entendre sur disque Mountain en live. Elle est largement orientée heavy-blues, avec une séquence solo de West, « Dreams Of Milk And Honey » de son album solo, et bien sûr le classique « Mississippi Queen » signé West-Laing.
Flowers Of Evil sort le 11 décembre 1971, et atteint une plus modeste place, 31ème du Billboard US. Mais entre-temps est arrivé sur la scène américaine un groupe beaucoup plus violent et implacable : Black Sabbath. Mountain et Black Sabbath tourneront ensemble en mars 1971, le groupe anglais effectuant sa première vraie tournée américaine pour la promotion de Master Of Reality. Flowers Of Evil se classe aussi dans plusieurs pays européens, comme l’Allemagne et la Norvège. Mais la Grande-Bretagne le boude, et pour CBS, les pays scandinaves et l’Allemagne ne sont pas considérés comme des marchés essentiels.
En février 1972, Mountain annonce sa séparation. La raison officielle est l’envie de Papparlardi de revenir au travail de studio, et pour West d’enregistrer avec une de ses idoles : l’ancien bassiste de Cream Jack Bruce. Si la seconde est vraie, la première l’est moins. Felix Pappalardi est empêtré dans sa dépendant à l’héroïne, et commence à avoir des problèmes d’audition à cause du volume supersonique de Mountain en concert. Par ailleurs, la fin du groupe permet à Gail Collins de conserver un œil sur son homme et de l’éloigner des groupies en tournée. Il y a aussi des histoires d’argent en jeu, Pappalardi revendiquant des droits sur « Mississippi Queen », leur tube, pour ses arrangements, alors que West et Laing considèrent qu’ils en sont les seuls auteurs.
Afin de sceller la fin de Mountain, un live simple est assemblé par Pappalardi. Il s’appelle Live : The Road Ever Goes On et sort le 24 avril 1972. Il réunit quatre morceaux. « Long Red » et « Waiting To Take You Away » proviennent de leur historique prestation à Woodstock, mais sans Laing, une petite crotte de nez au batteur de la part du bassiste. « Crossroader » a été capté au Rainbow Theatre de Londres et permet de se rendre compte de la ferveur anglaise pour Mountain. « Nantucket Sleighride » est présenté en face B dans une version diabolique de plus de dix-sept minutes, le morceau étant devenu un cheval de bataille scénique dont la longueur ne va cesser de s’allonger par la suite.
Les discussions entre West et Bruce ont débuté en janvier 1972, et sont déjà abouties en février. Corky Laing est de la partie, et le trio se nomme West, Bruce, & Laing. Il est le précurseur de plusieurs super-groupes qui suivront, et notamment Beck, Bogert, Appice fin 1972, réunissant Jeff Beck et la section rythmique de Vanilla Fudge et Cactus : Tim Bogert et Carmine Appice. Le trio va assurer une tournée américaine de trente dates aux Etats-Unis qui convainc CBS de continuer à faire confiance à West et Laing. Le trio signe donc chez… Windfall, la filiale de CBS appartenant à Felix Pappalardi. Et ils ont raison, car West, Bruce & Laing remplit le Radio City Hall de New York et ses six mille places en quatre heures en novembre 1972, alors que le trio n’a encore rien publié.
L’album Why Dontcha sort en novembre 1972 après un long travail de studio. Tout le monde attendait un uppercut général de heavy-blues, il n’en sera rien. L’album se montre plus fin et musical que prévu. Il y a bien sûr la musique attendue, dont « The Doctor » qui va être largement relayé sur les radios américaines, mais qui va tromper quelque peu les futurs acheteurs. Car Jack Bruce est aussi venu avec sa science de la chanson mélodique imprégnée de jazz, de blues et de rock. Cela donne notamment le beau « Out Into The Fields » avec ses claviers et ses choeurs. Il y a aussi des collaborations géniales, comme « Turn Me Over ». Jack Bruce faisait au sein de Cream en live un morceau nommé « Traintime » où son harmonica était porté par un tempo de train de Ginger Baker et quelques coups de slide d’Eric Clapton. West, Bruce & Laing raniment cela avec « Turn Me Over », qui raccroche le trio dans le pur blues irrévérencieux. Et puis il y a « Love Is Worth The Blues » inspiré de « Play With Fire » des Rolling Stones, mais considérablement alourdi et violenté. On est littéralement dans le doom-metal et le stoner-metal en gestation. Et puis il y a des bulles de création fantastique comme « Pollution Woman » où tout se croise : le lyrisme mélodique et jazz de Bruce, la guitare heavy-blues de West, la batterie puissante de Laing. C’est sans doute l’une des plus belles réussites du trio.
L’album Why Dontcha accroche la 26ème place et fait donc mieux que le dernier album de Mountain. Il est produit par Andy Johns, comme le suivant : Whatever Turns You On qui va sortir en juillet 1973. West, Bruce & Laing tourne énormément en 1972 et sur la première moitié de 1973. Les musiciens ont tous leurs addictions : alcool en général, cocaïne aux USA, héroïne en Grande-Bretagne. La came est cachée dans les caisses métalliques de Corky Laing qui empêchent tout bon fonctionnement des appareils de détection de la douane.
Au milieu de cette tornade d’alcool et de stupéfiants, West, Bruce & Laing décide de faire une pause dans les concerts au printemps 1973, et tente d’assembler un nouvel album. Ce sera le disque Whatever Turns You On publié en juin. Il va connaître une très mauvaise phase de promotion. S’éloignant du son Mountain comme de Cream ou Jack Bruce en studio, il fait toutefois mieux la synthèse des talents de ses compositeurs. Mais il surprend et déroute. Le talent est toujours là, notamment sur « Backfire », « Token », « Dirty Shoes », ou le poétique « Like A Plate » qui bénéficie de la patte jazz fusion magique de Jack Bruce. Par ailleurs, la pochette est signée Joe Petagno, l’auteur futur de toutes celles à venir pour Motörhead. Mais il n’est toujours pas reçu comme la conclusion du fantasme de la fusion entre Mountain et Cream. Le groupe ne proposera pas systématiquement du Cream heavy-blues, tout simplement parce que les musiciens ont d’autres idées pour cette union. Whatever Turns You On atteint une maigre 87ème place dans le Top 200 US. West, Bruce & Laing n’existe de toute façon plus depuis juin 1973, et ce second album n’a que peu d’écho après la séparation du trio.
Cependant, l’exploitation du trio ne se termine pas encore. Avec l’aide d’enregistrements de concerts datant de la tournée glorieuse de 1972, Windfall assemble un disque live simple nommé Live’N’Kickin’ qui sort en avril 1974. Il dévoile toute l’audace musicale du trio, qui est capable d’improviser et d’aller chercher l’inspiration en permanence. On est presque dans le jazz-rock, avec ces improvisations géniales, sa technique éblouissante, et son attitude heavy jamais très loin. « Play With Fire » permet au trio de développer une interaction incroyable entre musiciens. « The Doctor » restitue la férocité de West, Bruce & Laing lorsque l’ensemble se met à charger ; « Politician » de revenir au son blues d’origine. « Powerhouse Sod » est une exploration géniale basée sur le jeu de basse de Jack Bruce. On est entre le jazz fusion et le heavy-blues. Ces improvisations sont fondamentales, car elles montrent combien on peut s’élever et se perdre avec bonheur dans la musique. Le solo de basse de Jack Bruce est absolument époustouflant de brio et d’invention, faisant du simple trio heavy West, Bruce & Laing un groupe qui continue d’explorer le blues.
West, Bruce & Laing a pris fin suite à l’épuisement physique et moral de Jack Bruce, noyé dans l’alcool et l’héroïne. Il ne voit plus sa famille, et souffre physiquement du volume sonore terrifiant du trio sur scène. West et Laing poursuivent ensemble et assemblent le Leslie West’s Wild West Show avec le chanteur de Detroit Mitch Ryder pour tourner durant l’été 1973. Le duo désire refaire des choses à leur rythme, et si possible sur un autre label. Felix Pappalardi, requinqué après deux années de pause, veut retrouver le frisson de la scène. Il a évidemment suivi la déconfiture de West, Bruce & Laing, et fait aussitôt appel à Leslie West. Il souhaite reformer Mountain pour une série de concerts au Japon. Le guitariste est emballé par l’idée. Jouer au Japon, c’est une sorte de consécration pour les plus grands groupes du monde. Led Zeppelin y a joué en 1972, tout comme Deep Purple qui en a même réalisé un double live mythique : Made In Japan.
Pour ce qui concerne Corky Laing, Pappalardi a été plus évasif. Un contentieux d’impayés de droits d’auteur restent en suspens entre eux, et il ne sera pas réglé avant le départ au Japon. West met un peu la pression, car il considère Laing comme l’un des membres essentiels de Mountain. Mais la date approche et le désir de jouer au Japon est trop fort. Le batteur Allen Schwartzberg et le guitariste-claviériste Bob Mann accompagneront donc West et Pappalardi. Le set du 30 août 1973 au Koseinenkin Hall d’Osaka est enregistré par une équipe sur place menée par l’ingénieur du son Tomoo Suzuki. Les japonais sont de loin les meilleurs en termes de matériel électronique et de prise de son. Leslie West n’a pas été mis au courant de l’enregistrement et de la publication de ce double live à venir, mais sans s’en rendre compte, il vient de resigner chez Windfall.
Twin Peaks sort le 23 février 1974 dans une belle pochette ouvrante toujours signée Gail Collins. Si Mountain avait déjà publié des enregistrements live par le passé, il ne s’agissait que de bribes de différents concerts. Twin Peaks offre un vrai live complet d’un groupe qui plus est en grande forme et parfaitement capté. Mountain offre par ailleurs sur ce double album une version dantesque de trente et une minutes passionnantes de « Nantucket Sleighride ». Malgré sa qualité, il ne fait pas mieux que 142ème dans les ventes américaines. Le marché américain a évolué, et la musique de Mountain semble attachée à ce virage des décennies 1960-1970. Le groupe continue à exploiter un répertoire datant de la période 1970-1972 lors que Black Sabbath, Led Zeppelin ou Deep Purple ont grandement fait évoluer leurs musiques, notamment avec des arrangements plus progressifs et des claviers plus variés.
Il faut donc enregistrer un nouvel album et apporter de la nouveauté musicale, moderniser Mountain. Mais West est inflexible : le vrai batteur de Mountain est Corky Laing, point. Pappalardi finit par régler ce qu’il doit à Laing, et ce dernier revient. Afin d’étoffer le son, un guitariste rythmique est recruté. Il s’agit de David Perry, un musicien afro-américain également percussionniste et claviériste. On ne change pas une équipe qui, à défaut de gagner, fonctionne. Felix Pappalardi se charge de la production en compagnie de son fidèle ingénieur du son Bob D’Orleans que l’on retrouve sur tous les albums de Mountain. Mais pour la reprise de « Satisfaction » des Rolling Stones, West a voulu avoir son mot à dire sur ce sujet. Gail Collins signe encore une magnifique pochette avec en médaillon Pappalardi et West en action sur scène. Le verso de la pochette montre la formation dans son ensemble en concert avec Perry et Laing. Capté en deux petits mois, Avalanche sort en juillet 1974, c’est un disque fantastique, largement sous-estimé, car publié par un groupe qui n’a alors plus la cote.
Pappalardi a réussi un exploit fabuleux : donner un son moderne à Mountain sans dénaturer sa sonorité. Et on n’est pas loin de ce que produira un Ted Templeman avec Van Halen quatre ans plus tard. Tout sonne puissant, comme une sorte de mur du son. Cela n’exclut pas la poésie, qui reste une constante dans la musique de Mountain. Elle se retrouve notamment dans les chansons plus mélodiques et arrangées du duo Pappalardi/Collins comme « Sister Justice ».
Le groupe trouve un vrai équilibre entre mélodie et gros son heavy-blues modernisé. Comme Black Sabbath, Mountain décide d’apporter des petites parenthèses acoustiques. West signe « Alisan », et le trio West/Pappalardi/Collins signe la très bonne chanson folk-blues « I Love To See You Fly ». Mais ce qui fait tout le coeur de cet album, ce sont les uppercuts heavy. La reprise de Jerry Lee Lewis « Whole Lotta Shakin’ Goin’ On » est envoyée dans la stratosphère. Perry assure un magnifique travail d’enluminures autour des riffs et des solos de West, le titre se termine dans une maestria de heavy-blues acide. Le son de la basse de Pappalardi tabasse dans le fond du mix. Le son de la guitare de West est un peu plus coupant, le guitariste ayant opté pour une Gibson Flying V bricolée par ses soins. La reprise de « (I Can’t Get No) Satisfaction » des Rolling Stones est une sorte de réponse heavy-blues à Black Sabbath. « You Better Believe It » va devenir un classique instantané en concert, ivre de puissance, anticipant même le meilleur de Thin Lizzy et UFO.
Avalanche est un nouveau chef d’oeuvre novateur du groupe. C’est une vraie relecture du son de Mountain, une version nouvelle de celui de « Mississippi Queen ». « Back Where I Belong » est une merveille à la slide, qui sonne déjà très sudiste. D’ailleurs, Lynyrd Skynyrd invitera Leslie West à venir jouer avec eux. L’album se termine sur le paisible et blues « Last Of The Sunshine Days », à la teinte jazz New-Orleans. Quand on sait qu’il s’agit de leur dernier album avant longtemps, le titre est touchant, et constitue un adieu parfait à Felix Pappalardi.
Car après une tournée américaine sans David Perry, Mountain se sépare fin 1974. West sort un premier album solo, The Great Fatsby, avec une apparition de Mick Jagger à la guitare, en 1975. Puis il fonde le plus solide Leslie West Band avec Corky Laing la même année, avec à la clé un très bon album en novembre 1975, avec Mick Jones, ancien Johnny Hallyday et futur Foreigner à la seconde guitare. Et puis, Leslie West disparaît des magazines musicaux, n’apparaissant que pour quelques concerts avec Corky Laing dans une énième tentative de créer un groupe nouveau mais dont les sets reposent essentiellement sur le répertoire de Mountain. Felix Pappalardi ne fait pas mieux, et en 1981, les deux hommes se rapprochent en vue d’une reformation de Mountain. Le trio n’est pas au mieux de sa forme, West ayant toujours des gros problèmes avec l’alcool et la cocaïne, et Pappalardi avec l’héroïne. Mais la formation se relance dans de petits concerts, exactement comme Blue Cheer à la même époque. Mais le 17 avril 1983, Gail Collins abat d’une balle de fusil Felix Pappalardi après une énième infidélité. Mountain va continuer, avec un nouvel album et le bassiste Mark Clarke de Colosseum et Tempest. Go For Your Life en 1985 permettra à Mountain de jouer en première partie de Deep Purple reformé, mais le disque n’a plus la magie des albums précédents, comme les suivants par ailleurs. La mort de Felix Pappalardi aura brisé l’alchimie tumultueuse de Mountain.
Mais alors, d’où vient ce Live In The 70s publié en 2021 ? Mountain a enregistré quantité de bandes lives, dont plusieurs sortiront dans une série de bootlegs officiels de toutes les époques jusqu’à la mort tragique de Leslie West le 23 décembre 2020. Le label Voiceprint a eu l’excellente idée de réunir deux des meilleurs enregistrements live de Mountain : ceux du Nouvel An 1971 et du Capitol Theatre en décembre 1974, juste avant la séparation.
Le coeur de l’album est constitué de cette première prestation en deux parties (une en soirée du 31 décembre 1970, la seconde aux petites heures du 1er janvier 1971) qui est une quintessence du son et de la musique de Mountain. A l’époque, cet album aurait largement fait concurrence au Band Of Gypsys de Jimi Hendrix ou au Rockin’ The Fillmore d’Humble Pie. Il ne voit le jour qu’en 2021, encore une preuve que Mountain ne fut pas toujours très bien géré, et que de nombreuses opportunités ont été perdues. Ce live est des plus importants, car il fut souvent édité en deux concerts séparés, alors qu’il n’est qu’une seule prestation avec un entracte.
Mountain attaque avec « Never In My Life », un heavy-blues métallique de première qualité issu de Climbing !. Le son est dense, massif. Au centre du spectre, on entend le duo guitare-basse, en bas, il y a la batterie puissante et moite de Corky Laing, et au-dessus les enluminures d’orgue de Steve Knight. Tout l’horizon sonore est parfaitement occupé, et fait de cet enregistrement une explosion sonore à la fois doom-heavy et psychédélique. La version de « Don’t Look Around » est la meilleure jamais enregistrée, tout comme celle de « Mississippi Queen ». Pour rajouter de la matière au répertoire, Leslie West réutilise plusieurs morceaux de son premier album solo qui a fondé Mountain. Ils sont l’un des meilleurs combustibles de cet album live, car ils seront peu joués pour certains, et sont délivrés ici dans des versions fantastiques. « Baby I’m Down » est littéralement doté de la magie sonore de Mountain, avec l’orgue de Knight et la batterie féroce de Laing. West n’a qu’à broder avec ses riffs et ses chorus, soutenu par un Felix Pappalardi impitoyable. « Long Red » est aussi une résurrection de ce premier disque, avec sa superbe mélodie en forme de marche irlandaise.
« Silver Paper » s’envole sur presque dix minutes. Ce morceau épique fut l’un des rares compositions d’ensemble du groupe, d’où sans doute la très grande implication des quatre musiciens. Après une introduction toute en retenue, le morceau explose de fureur épique et heavy-blues. Le morceau est à ce moment-là un chef d’oeuvre absolu, source inépuisable pour des milliers de groupes de stoner et de doom à travers la planète. « Nantucket Sleighride » et « Theme For An Imaginary Western » signé Jack Bruce sont merveilleusement retranscrites. « Travelin’ In The Dark » est magnifiquement interprété. Nous sommes alors dans le Mountain élaboré. La prise de son est superbe, et l’interprétation live donne de la puissance à ce titre.
« Blood Of The Sun » vient remettre au centre du son Leslie West et Corky Laing. La musique se fait lave sonore, que seul l’orgue de Knight tente d’atténuer. Felix Pappalardi développera tout son jeu féroce sur sa Gibson EB1, une concurrente heavy de la Hofner, la fameuse basse violon de Paul MacCartney. C’est un instrument féroce, puissant et saturé, qui ne laisse rien passer. Il vaut mieux jouer heavy pour ne pas se laisser dépasser par cet instrument brutal à l’apparence si mélodieuse et délicate. Le disque se poursuit et se termine sur une version dantesque de « Dreams Of Milk And Honey ». Le riff assassin d’origine est sur-amplifié, et la musique ne cesse de conserver son aspect à la fois dangereux et enchanté.
Le troisième disque propose un live impeccable de la fin de l’année 1974. Le groupe y joue d’ailleurs rapidement « Jingle Bells », preuve que nous approchons les fêtes de Noël. Le set n’est malheureusement pas complet, mais suffisamment long pour apprécier la performance redoutable d’un Mountain désormais réduit au trio West-Pappalardi-Laing. Le groupe est encore impitoyable sur scène, largement au niveau d’un Black Sabbath, avec cette patte blues en plus. Bien sûr, le répertoire commence à tourner en rond, le groupe ne jouant que peu ses dernières chansons. « Better Believe It » faisait l’ouverture, mais ce qui est proposé ici est essentiellement concentré sur les deux premiers albums et des reprises de rock’n’roll comme « Roll Over Beethoven » de Chuck Berry et « Whole Lotta Shakin’ Going On » de Jerry Lee Lewis. Comment un excellent groupe mais sans nouveau répertoire régulier peut-il se départir de son passé ?
Mountain restera pour toujours ce pionnier électrique fabuleux qui va continuer de fasciner tous les amateurs de guitare lourdes, teintées d’acide et de blues, jusqu’à Eddie Van Halen qui prendra des cours avec Leslie West. Ce triple album est une parfaite introduction à la dimension réelle de Mountain, et il permet de comprendre pourquoi cette formation américaine à la courte carrière continue de fasciner tout le stoner et le doom-metal.
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