Trillion Ton Beryllium Ships - Consensus Trance

 


Lincoln, Nebraska. Dans ce coin verdoyant d’Amérique, plusieurs sentiments doivent se croiser. Il y a d’abord celui d’être loin des tempêtes de feu qui ravagent la Californie, mais aussi de la folie des grandes cités américaines, même si Kansas City n’est pas si loin. Avec ses quelques deux cent cinquante mille habitants, Lincoln est une petite ville à l’échelle américaine. Elle est au coeur des forêts et non loin des réserves indiennes de Rosebud et Yankton. Au plaisir d’être si proche de la nature se croise celui d’être au milieu de rien, loin de tout, et notamment de ce qui fait le coeur de l’activité culturelle d’un pays.

On imagine bien que Trillion Ton Beryllium Ships (TTBS), avec son doom-metal, n’a pas fait le choix d’être le nouveau Led Zeppelin. Toutefois, on peut aisément envisager leur envie de vivre de leur musique et de pouvoir se produire dans de belles salles. Après tout, Sleep a commencé petit, et est devenu une institution musicale aux Etats-Unis sans avoir rien renié de son âme. Cet ennui terrible, c’est aussi ce qui doit intrinsèquement alimenter la musique sombre de TTBS. Et puis, d’autres groupes ont su émerger de vastes étendues boisées et perdues. Citons notamment les suisses de Celtic Frost.

Le trio de Lincoln n’a pour ainsi dire pas vraiment senti la crise du COVID, ayant jeté en pâture son premier album en pleine pandémie, en 2021. Le disque, chroniqué dans ces pages, avait fait très bonne impression, malgré son enregistrement artisanal. Les compositions et la foi injectée ont transcendé les quelques défauts techniques. Un pas de géant avait été effectué avec la publication du EP « Rosalee ». Le son était incroyablement meilleur. Les compositions s’étaient aussi affirmées, s’écartant de ce côté un peu acide des débuts pour un doom-metal plus compact, ralliant Candlemass, Witchfinder General et Sleep. La bassiste Justin Kamal et le batteur Karlin Warner étaient bien mis en valeur, imposant leur section rythmique lourde, sombre et incantatoire. Quant au guitariste Jeremy Warner, il pouvait développer ses riffs noirs avec une précision redoutable.

De nouvelles sonorités s’échappaient d’ailleurs déjà de ce fumant EP, à commencer par la sensation d’abysse qui se dégagea des compositions. Le poison de l’ennui et de l’oubli se respirait à travers des compositions comme ‘Destroyer Heart’. L’esprit de Lincoln, c’était sans doute cela, désormais injecté dans la musique du trio, encore peu perceptible sur l’album « TTBS ». La basse vénéneuse de Justin Kamal rappelait désormais celle d’Albert Witchfinder de Reverend Bizarre. Les riffs de Warner se faisaient reptiliens. Quelque chose se tramait. Et puis, TTBS développait à merveille sa science du morceau long avec le fantastique ‘Rosalee’ et ses seize minutes hypnotisantes. Un riff à la Matt Pike, redoutable, résonne. Kamal colle aux basques avec la basse. Quant à Karlin Warner, il frappe une rythmique souple, emplie de groove noir, modulant juste sur la charley. Les chorus de Jeremy Warner monte comme une bouffée de folie, lente éclaircie dans un horizon des plus obscures, lyriques, poisseux. Qui est cette Rosalee ? Une petite amie partie ? Une amie perdue ? L’ambiance cancéreuse semble indiquer que sa destinée est de toute façon funeste. TTBS a en tout cas réussi à recréer l’impression d’ascension d’une montagne impossible créée par Sleep avec ‘Dopesmoker’. Le thème tourne, imperturbable, et l’on refuse d’arrêter, obsédé par le riff et la rythmique implacable. Il s’agit d’un don précieux, que TTBS se devait d’exploiter avec talent.


Que faut-il en retenir ?


2022. TTBS n’a pas chômé, proposant son second album un an après le premier, et quelques mois seulement après le EP « Rosalee ». Débordant visiblement de créativité, n’oubliant pas les concerts dès que la situation sanitaire leur eut permis. « Consensus Trance » débarque, pétri de l’esprit du EP précédent : riffs compacts, rythmique implacable.

La voix de Jeremy Warner a aussi beaucoup progressé, plus expressive, évoluant entre l’incantatoire et le chant clair. Petite nouveauté sur cet album, l’homme s’essaie à quelques vociférations black-metal sur ‘Consensus Trance’, sans doute inspiré par les terrifiants black-doomsters norvégiens Darkthrone. Mais cela reste une petite anecdote sur l’ensemble du disque. Toutefois cela dénote une volonté de chercher partout le son heavy qui alimentera leur musique. Globalement, « Consensus Trance » est un disque dense, alimenté par Sleep, Candlemass, Count Raven et The Obsessed. Une petite touche de Black Sabbath n’est par ailleurs pas à exclure. Les maîtres restent les maîtres. Mais TTBS est déjà parti fouiller dans les tréfonds de la musique du Mal.

‘Beg Your Pardon’ sonne comme un apéritif à la suite, bien plus brutale et implacable. Il sonne presque comme un doom-boogie vaguement séducteur avant l’avalanche de décibels à venir. ‘Mystical Consumer’ et ‘Consensus Trance’ mettent les choses en ordre, avec une brutalité radicale. Les riffs sont assassins, s’appuyant sur un tapis de caisses et de basse d’un noir de pétrole. ‘Distalgia For Infinity’ est un court instrumental à la sonorité squelettique, porté par la basse obsédante de Justin Kamal. Il annonce le terrifiant morceau au long cours nommé ‘Weeping Beast’.

Introduit par un rythme quasi moyen-âgeux inspiré de Black Sabbath, et joué par Kamal, il explose en riffs lourds et cataclysmiques. Jeremy Warner prêche comme un moine fou dans cette avalanche de riffs impitoyables. La Bête pleure, constatant l’Enfer que l’homme a créé lui-même. Trousser les saintes nonnes n’est même plus un tabou. Le feu des Enfers crépitent en tous lieux. La Bête n’aurait pu déclencher une telle déferlante infernale. Alors elle sanglote, voyant son repère même, au plus profond des forêts du Nebraska, désormais menacé. Les larmes coulent sur les joues de la Bête, et c’est Justin Kamal qui les incarne avec son jeu de médiator sur quatre cordes. TTBS a poussé à un stade pertinent et judicieux la catastrophe environnementale en cours. ‘Weeping Beast’ est une vraie saga littéraire, menant à un autre niveau l’art de TTBS.

‘I.H.’ clôt le disque sur des riffs sabbathiens de premier plan. Saint-Vitus et Pentagram ne sont pas loin non plus. La voix de Jeremy Warner semble s’éteindre lentement dans le désenchantement. Toujours sur la corde raide, l’homme implore. Les riffs tonnent. La colère mitonne. Alors que le monde occidentale pourrit, des têtes vont tomber. Le groupe a réussi son pari : donner un successeur encore plus terrifiant à son premier album. Voilà qui est fait, avec talent.


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