KANAAN - Live In Oslo et Downpour

 


Il est des moments étranges dans la vie. Je n’ai jamais cessé de me dire que parfois, je réfléchissais trop. La musique vous plonge parfois dans de drôles d’états mentaux. Un soir, devant mon ordinateur, c’est le jour de mon anniversaire. Oh, il n’y a rien de bien fou. J’ai cessé d’organiser des fêtes pour cela. J’ai reçu plein de mots gentils de connaissances proches et moins proches, je ne suis pas oublié. Pourtant, ce soir, je suis seul. Je reviens d’une longue journée de travail, des réunions à n’en plus finir à plus d’une heure de route. Ma compagne n’est pas là ce soir, elle aussi en déplacement. Je n’ai pas eu le courage d’appeler quelques amis pour s’en jeter une. J’ai finalement préféré être là, devant mon écran, accompagné d’un whisky, à écouter au casque le live de Kanaan. L’écoute de leur musique est un abrupt voyage dans les émotions, et ce soir, elle est particulièrement bien adaptée. Car elle vous plonge dans les tréfonds de votre âme, que vous le vouliez ou non. C’est le propre du jazz-rock, musique dont fait partie indiscutablement Kanaan. Ils sont les héritiers ahurissants de Mahavishnu Orchestra, de Larry Coryell et de John Coltrane. Rien de moins. Ce live l’atteste.

Il me replonge aussi dans ce concert fameux à la Grange Rose de Dijon en juin 2019, que j’ai par ailleurs chroniqué dans ces pages. Le groupe y était déjà d’une tenue exceptionnelle, improvisant sans merci, porté par un souffle épique majeur. Que de choses se sont passées dans ma vie depuis ce concert. Il y eut le confinement bien sûr, qui faillit avoir la peau de tous ces groupes géniaux mais encore petits comme Kanaan. Lorsque l’on a un peu de bouteille comme moi, on voit des choses avec une certaine mélancolie, se souvenant d’avant, et puis regardant aujourd’hui. On réfléchit aussi à son parcours, où l’on était il y a cinq, dix, vingt ans. Je ne regrette pas grand-chose, car je suis l’homme que je suis aujourd’hui malgré certaines épreuves particulièrement pénibles. Et il y a ces moments de félicitée, comme ce concert de Kanaan en 2019. Je suis aussi en joie lorsque mon coeur se renverse à l’écoute de ces jeunes gens inspirés capables de toucher avec la même grâce la musique des grands anciens. Kanaan est de cette trempe, et l’écoute de deux de leurs derniers albums a de quoi émouvoir l’homme mûr que je suis, et j’en suis ravi. Je me dis que je ne suis pas encore foutu, à radoter sur Sleep et Kyuss en bavant que le stoner c’était mieux avant. Tuez-moi si je deviens comme cela, je paye la balle de revolver.


Live In Oslo et Downpour, deux facettes d'un même talent

Kanaan produit de la musique en stakhanovistes, ayant offert six albums et un live en six années d’existence. J’ai décidé de chroniquer ce live et le dernier album, car ils sont deux facettes de Kanaan particulièrement intéressantes et complémentaires. Live In Oslo date de 2021, et depuis, le trio norvégien a publié deux albums avant Downpour : Beyond et Diversion Vol. 1 : Soflty Through The Sunshine. Ils sont tous deux passionnants et feront très certainement l’objet d’un encart nécessaire. Mais comme tous les groupes de jazz fusion, les discographies sont difficiles à suivre, car la productivité est égale à l’inspiration.

Live In Oslo est donc une réunion d’enregistrement en direct datant de 2021 au Kafé Hærverk, à la Nasjonal Jazzscene Victoria et au Kulturhuset, les trois à Oslo. Faute de temps, faute de tout, je n’ai pas eu l’occasion d’écrire une ligne en temps voulu sur ce disque à sa sortie, alors que j’en connaissais l’existence. Lorsque j’ai déclenché l’écoute, j’y ai retrouvé le trio de scène de 2019, notamment sur le fantastique « Roll Beyond » extrait du premier album Windborne. Chaque note, chaque impulsion, qu’il s’agisse de batterie, de guitare ou de basse, est un déchirement lacrymale. Ingvald André Vassbø est pour moi un héritier d’Elvin Jones ou de Jack DeJohnette, un frappadingue de la sonorité des caisses et des cymbales, créant un chaos contrôlé de percussions totalement unique, mais sachant toujours revenir sur le rythme carré si nécessaire. Ask Vatn Strøm est un poète de la six-cordes, jouant sur toutes les possibilités techniques de ses guitares antiques : Fender Telecaster et Stratocaster, Gibson Les Paul. Il est suivi de près par Eskild Myrvoll, bassiste brillant entre Jack Bruce et John Entwistle, qui s’est par ailleurs mis aux claviers vintage, dont les synthétiseurs analogiques des années 1970, dans l’esprit du Krautrock allemand.


« Roll Beyond » dévale la pente des émotions avec brio, Ask Vatn Strøm jouant avec les dissonances et les larsens comme un John MacLaughlin possédé. Il a cette approche de la tonalité qui saisit, ce sens du chorus épique et profond. Il a cependant cet arrière goût psychédélique indéniable, qui rappelle Jorma Kaukonen ou John Cipollina. Il maîtrise notamment les échos, multipliant à lui tout seul les couches de guitares en appuyant avec justesse et précision sur quelques pédales d’effets.

« Windborne » est encore largement représenté sur ce live, avec pas moins de trois titres : « Roll Beyond », « Harmonia » et « Windborne ». Il est indéniable qu’il fut capital pour le trio, car il a posé les bases d’une musique magique qui n’a cessé de s’élever plus haut. Ils sont interprétés comme des sortes de classiques permettant l’improvisation à l’envi, comme le « Black Star » de Grateful Dead. « Öresund » est un extrait de Double Sun de 2020. Sa structure quasi-free sur laquelle gronde la basse de Eskild Myrvoll comme une sorte de Lemmy Kilmister jazz reste une expérience intimidante et impressionnante.

« Slow Burn » est un morceau inédit, fruit de l’improvisation des trois garçons. Les claviers cosmiques s’invitent, et cette pièce de dix minutes convoque également le saxophoniste Lauritz Skeidsvoll, déjà entendu sur « Öresund ». Cependant, « Slow Burn » pousse tous les curseurs plus loin, dans un esprit free-stoner-psychédélique prenant et magique. Franchement, qui de cette génération Z a un tel culot artistique ? Je me réjouis chaque jour d’entendre de telles fulgurances sonores sans aucune révérence obligée ou polie pour la musique passée. Ils font ce qui leur semble nécessaire de faire, et c’est fabuleux. Les cinq morceaux assemblées en enchaînement, sans éclats de mains auto-célébratoires, forme une odyssée musicale fascinante et ininterrompue où les trois instruments du trio, d’apparence si basique, si rock’n’roll, produisent une atmosphère de rêve absolument magique.

Oslo reste leur base, et leur Norvège natale de manière générale. Kanaan s’aventure peu au-delà des pays voisins. C’est bien dommage, car ils mériteraient de recevoir l’accueil qui leur est dû. Ils sont capables d’étourdir autant un festival stoner-rock qu’une scène jazz, je le sais. En attendant que nos terres se rouvrent à eux, un nouvel album a vu le jour. Il s’appelle Downpour, et disons d’entrée, il poursuit sans conteste le voyage sonore entamé il y a six ans. Depuis l’excellent Earthbound en 2021, Kanaan a entamé une audacieuse fusion entre sonorités stoner agressives et heavy, et jazz-rock toujours aussi inspiré. Cela ne l’empêche pas d’aller caresser des territoires hautement psychédéliques, mais depuis la fin du confinement de 2020, une rage âpre sourde dans les tripes de nos trois compères.


Que faut-il en retenir ?

Downpour vient affirmer cette âme. « Black Time Fuzz » est un percutant morceau d’entrée rappelant Kyuss et les hollandais de The Machine. Ask Vatn Strøm n’est pas du genre à se contenter à riffer comme un dément sans un peu de poésie guitaristique. Il est d’ailleurs assez amusant de devoir rappeler qu’ils sont stoner-rock de par leurs sonorités. N’oublions pas que plusieurs formations de jazz-rock des années 1970 pouvaient être diaboliques quand elles étaient munies d’un guitariste. Ce fut bien évidemment le cas de Mahavishnu Orchestra, mais aussi de Return To Forever avec l’arrivée de Al Di Meola, ou du fantastique groupe Tempest avec Allan Holdsworth puis Ollie Halsall à la guitare.

Cette entrée en matière ouvre sur « Amazon », un morceau plus mélodique et épique où gronde la basse de Eskild Myrvoll. Ingvald André Vassbø tape un tempo digne de John Bonham, et fort de cette rythmique puissante, la guitare de Ask Vatn Strøm s’envole. Ces premiers morceaux sont, disons, à l’économie en terme de développement instrumental. Il est question d’entrée en matière, de préparer l’auditeur à une montée en puissance émotionnelle. Le groupe greffe simplement son jazz-rock furieux sur un stoner ravissant l’oreille dès les premières mesures.

« Downpour » entame un chemin musical plus esthète et original, les glapissements de guitare et les friselis de caisses et de cymbales flirtant avec le jazz post-modal à la limite du free, comme une sorte de John Coltrane rock. Quand on a dit cela, on sent que déjà, cette musique est gonflée. Ces trois-là savent comment jouer sur la bordure, le fil du rasoir entre dissonances jazz et improvisations psychédéliques. Au bout de quasiment trois minutes, le trio rafraîchit les oreilles stupéfaites de l’auditeur imprudent en revenant à des sonorités plus rock et psychédéliques. Vassbø assure un travail rythmique prodigieux, pendant que Myrvoll fait chalouper avec plus ou moins de virulence le navire. Lui et Ask Vatn Strøm se regardent avec un sourire en coin avant de décoller dans l’électricité farouche. La guitare s’enlace autour du cortex, jouant de ses tonalités pour vous emmener où elle le souhaite, entre douceur et fureur.

« Psunpot » est un court instrumental aux accents folk traditionnel du Nord de l’Europe. Les notes liquides de synthétiseur annonce le début du grand voyage final constitué de « Orbit », « Solaris PT.1 » et « Solaris PT.2 ». le premier volet vrombit comme le moteur d’une fusée, quoique plus proche d’un bon vieux V8 américain. Mais Kanaan n’est pas du genre à se contenter d’une unique atmosphère. Alors que l’on sent le thème balisé, le trio le déforme pour vous prendre par surprise. La suite de « Solaris » est un authentique chef d’oeuvre sonore, et bien que j’aie beaucoup usé de superlatifs, il convient de me croire. Peu de groupes ont actuellement une telle capacité à transporter émotionnellement un auditeur, et encore moins un homme d’âge mûr aux oreilles déjà largement rompues à de multiples formes de rock music.

« Solaris PT.1&2 » expose toutes les capacités nouvelles de Kanaan : rythmique solide entre groove et puissance, guitare entre rage et alchimie acide, synthétiseurs space-rock subtilement amenés. Ces trois-là sont aussi des impertinents fougueux. Aussi, lorsque l’on entend au début de la seconde partie Ask Vatn Strøm monter le son de sa guitare avant un rugissement heavy-doom gorgé d’acide, on comprend qu’ils n’ont pas l’intention de faire de la musique d’ambiance.

Très honnêtement, Downpour est un des tous meilleurs disques de Kanaan, réussissant une fusion presque parfaite d’éléments assemblées depuis six ans, entre jazz-rock, stoner, et heavy-music doom. Se mettant constamment en danger, refusant la répétition, Kanaan peut fièrement se déclarer comme l’un des meilleurs groupes de jazz fusion du monde, et cela, à jeu égal avec jadis un Mahavishnu Orchestra. Car ils en sont là, sans faire d’étincelles autres que celles, magiques, de leur musique.


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