SOFT MACHINE - The Dutch Lesson & Bundles | Archéo-chronique




Il fut une époque où le rock fut une science. Non qu’il se prit trop au sérieux, même si c’est ce qu’il fit transparaître chez certains, engendrant le punk en 1976-1977. Il ne s’agissait pas non plus d’étalage de technique instrumentale grossièrement surexposée, comme le fera un Dream Theater. Et encore moins d’émotions surjouées, comme Nine Inch Nails. Il s’agissait véritablement d’une distillation sonore, d’une approche expérimentale poussée à son paroxysme.

Le jazz fusion, ou jazz-rock, fut l’une des plus belles incarnations de cette musique libre, sans limites ni contraintes de formats ou de structures. Les musiciens avaient tout le loisir d’improviser sans retenue, poursuivant l’esprit du jazz, mais aussi du rock psychédélique de la fin des années 1960. Le jazz-rock retiendra surtout la précision du premier, afin d’obtenir un impact maximal. Si le jazz-rock sera d’abord américain, avec les premiers pas électriques de Miles Davis, et ceux du Tony Williams Lifetime avec John MacLaughlin à la guitare, suivi dans une voie somme toute plus abordable par Chicago et Frank Zappa, la scène anglaise montrera rapidement sa différence.

On retient surtout de la première moitié des années 1960 la scène blues londonienne qui vit émerger des talents comme les Rolling Stones, Jeff Beck, Eric Clapton ou Rod Stewart. Mais elle était intimement liée à celle du jazz, qui proposa des musiciens majeurs comme Ginger Baker et Jack Bruce, la future rythmique de Cream. Le jazz-rock anglais se manifeste dans sa plus belle incarnation avec des formations comme Colosseum et Nucleus, dès 1968-1969. Un autre belligérant se manifeste en 1969-1970 : Soft Machine.


Ce dernier n’est pourtant pas issu de la scène jazz anglaise. C’est d’abord un alliage de musiciens bohèmes fascinés par le mouvement psychédélique. Robert Wyatt en est le batteur-chanteur, Kevin Ayers le bassiste. Mike Ratledge se joint à eux à l’orgue. Ils sont tout trois étudiants en arts à Canterbury, une ville étudiante voisine de Londres. A eux trois, ils développent une musique puissante, inspirée du jazz qu’ils adorent, des premières expérimentations psychédéliques américaines, et d’une forme de dadaïsme à l’humour typiquement britannique. Dès 1966, ils se font remarquer dans les premières soirées acides avec une autre formation d’étudiants, d’architecture cette fois : Pink Floyd.

Soft Machine enregistre son premier album nommé I en 1968 et part dans une longue et épuisante tournée américaine avec le Jimi Hendrix Experience, qui met à genoux le trio et provoque une séparation temporaire. Wyatt travaille dans son coin de nouveaux morceaux en vue d’un album solo, mais leur label se rappelle à leurs bons souvenirs : ils lui doivent encore un album. II est bâclé avec un nouveau bassiste, un certain Hugh Hopper. Bâclé, car le trio ne prend même pas la peine de chercher ses titres de morceaux, piochant dans une banque de disques avec des sons préenregistrés pour les besoins de doublage de films : « Pig », « A Door Opens And Closes », « Fire Engine Passing With Bells Clanging »… L’arrivée de Hugh Hopper a cependant redonné de l’énergie à Soft Machine de par son jeu puissant et inspiré, utilisant notamment une pédale fuzz pour provoquer un fracas complémentaire avec l’orgue Hammond maltraité par Mike Ratledge. Le résultat est excellent, ré-haussé de quelques touches de saxophone signées par le frère de Hugh Hopper, Brian.


Pour la tournée qui suit, le groupe s’enrichit d’une section de cuivres composée de Elton Dean au saxophone alto et au saxello, Lyn Dobson à la flûte, et Mark Charig au cornet à pistons. Ce sextette explore énormément, jusqu’à aboutir à des titres anciens totalement transformés, et à de nouvelles compositions mouvantes absolument fascinantes. En 1970, il ne reste que Elton Dean du trio de cuivres, et le nouveau quartette sort Third la même année sous la forme d’un double album composé de quatre titres, un par face. Le disque est un grand succès en Grande-Bretagne, en France et en Europe du Nord, fruit de plusieurs mois de tournée intenses. Third est connu pour le magnifique morceau « Moon In June », le dernier sur lequel Robert Wyatt chante. C’est une superbe promenade mélancolique et mélodieuse portée par un jazz-rock finement acide. Les trois autres morceaux sont des improvisations instrumentales de très haute volée, dont « Facelift » qui est un bricolage de diverses prises en direct.


Les jours de Robert Wyatt sont cependant comptés dans Soft Machine. Désormais seul musicien autodidacte et incapable de lire la musique contrairement aux autres, il est considéré comme une sorte de poids mort pour ce qu’envisagent Ratledge, Hopper et Dean. Il sera saqué brutalement après l’enregistrement de l’album Fourth en 1971, et formera Matching Mole plus en phase avec ses inspirations musicales et ses idées clairement communistes. Mais la blessure de son éviction de Soft Machine restera une plaie béante jusqu’à ce jour de 1973 où, saoul dans une soirée, il passera par la fenêtre et perdra à jamais l’usage de ses deux jambes, et de fait, sa capacité à jouer de la batterie. Il en fera une renaissance artistique brillante qui amènera notamment le sublime Rock Bottom en 1974.

De leur côté, les Soft Machine vont recruter le batteur Phil Howard pour quelques mois avant d’opter pour le plus sûr John Marshall, ex-membre de Nucleus et du Jack Bruce Band. L’image du groupe se dégrade si l’on puit dire. Mike Ratledge se présente depuis 1969 avec de petites lunettes noires, de longs cheveux raides et des sous-pulls acryliques. Hugh Hopper est un moustachu dégarni, tout comme John Marshall et Elton Dean. Marshall ajoute de grosses lunettes à montures épaisses à son style. Les quatre ne sont assurément pas les plus sexy de la scène anglaise en 1972 alors que David Bowie et le T-Rex de Marc Bolan prennent d’assaut les classements britanniques. Il n’y a guère que King Crimson pour leur concurrencer leur image de professeurs de mathématiques.


Les Soft Machine retrouvent le fil de leur carrière avec Six début 1973, un double album brillant avec une face live, qui efface un 5 en demi-teinte. Depuis 1972, Karl Jenkins, ex-Nucleus, est entré dans l’équation aux saxophones et aux claviers. Il remplace Elton Dean parti pour de nouvelles aventures de son côté. Lui aussi moustachu, le physique un peu épais, le sous-pull de rigueur, il ajoute à cela une coiffure digne des princes du Moyen-Age. Jenkins semble être le professeur d’histoire qui complète l’équipe pédagogique de l’Ecole de Canterbury, comme sera appelée cette vague de groupes progressifs dont Soft Machine est l’initiateur : Caravan, National Health, Khan, Kevin Ayers, Gong, Egg…


Après la sortie de Third, Soft Machine est considéré comme un groupe chiant. Robert Wyatt, le génie foldingue et original, est parti. Il ne reste rien d’autres que des musiciens trop sérieux et appliqués pratiquant un jazz fusion trop strict. Matching Mole est bien plus rigolo et dans l’esprit de la psychédélie résiduelle européenne. 5 n’aura rassuré personne avec sa pochette noire, ses portraits de musiciens tristes en noir et blanc et ses morceaux bien interprétés mais manquant de folie par rapport à « The Moon In June ».

5 poursuit pourtant une bascule datant de l’album précédent vers une musique instrumentale improvisée et libre, ouvrant des kilomètres de fantaisie. Cela ne se concrétisera finalement qu’avec l’arrivée de Karl Jenkins, multi-instrumentiste talentueux et compositeur, qui régénère Soft Machine vers une musique à la fois élaborée et originale. Surtout, il ravive l’esprit d’improvisation cher à la période de Third. Six est de ce bois-là, lui aussi double et passionnant d’un bout à l’autre. La musique a cependant clairement basculé vers une atmosphère plus feutrée, et surtout intensément mélancolique. Si Robert Wyatt apporta des couleurs visuelles à Soft Machine, à partir des grandes pièces de Third, la musique de Soft Machine est une fascinante bande-originale à toutes les visions mélancoliques, de l’automne à l’hiver, de la déception à la joie teintée de doute.


Cuneiform Records s’est spécialisé dans les archives de Soft Machine, et a publié de superbes documents depuis une vingtaine d’années. Il s’agit souvent de bandes captées par la radio ou la télévision, ou pour la conception d’un album comme Third ou Six. Jusque-là, leurs publications d’archives étaient un évènement pour les fans, avec des documents sonores de premier ordre. Je n’ai pas vu passé celui-là, nommé The Dutch Lesson.

Il s’agit de la bande du concert de Soft Machine le 26 octobre 1973 à Rotterdam, au club De Lantaren. Un disquaire du coin a eu l’excellente idée d’enregistrer le set avec son magnétophone de très haute qualité. Le résultat est un double live fascinant au son époustouflant alors que la captation est clairement amateur. Cette méthode a souvent produit davantage de choses inaudibles que de merveilles. Et dans le cas du jazz-rock, on pouvait s’attendre au pire, avec des sonorités stridentes très désagréables.


Il n’en est rien. On est immédiatement plongé dans le set avec « Stanley Stamps Gibbon Album », une première merveille issue de Six paru en début d’année. Il introduit le nouvel arrivant qui vient de remplacer Hugh Hopper : Roy Babbington. Ex-membre de Nucleus comme Jenkins et Marshall, il collabore aux enregistrements de Soft Machine depuis Fourth : il y jouait de la contrebasse. Brillant musicien de studio, il joue sur scène avec une basse Fender Squier à six cordes. L’homme n’est pas plus sexy que les autres : mince, plutôt grand, il porte la moustache de rigueur, et des cheveux longs qui ne dissimulent pas sa calvitie avancée. Si l’on peut regretter les circonvolutions rythmiques de Hopper, Babbington est un musicien inventif à l’attaque incisive qui apporte un souffle puissant à la musique.

Le set de Soft Machine est jeté d’une traite, pratiquement sans temps mort ni aucune communication avec le public. L’agencement des titres permet un flot continu de musique. Ainsi, le court « Between » est ses notes de piano électrique cristallines amène à l’obsédant « The Soft Weed Factor » de onze minutes. Constitué d’une boucle qui se déforme et s’enrichit peu à peu, on y retrouve ici l’inspiration des musiciens contemporains comme Terry Riley. Karl Jenkins et Mike Ratledge sont deux musiciens très complémentaires, en particulier aux claviers. L’émulation est permanente, y compris avec John Marshall et Roy Babbington qui vient d’enregistrer avec eux l’album Seven en juillet 1973. Bien que la presse musicale se soit désintéressée de Soft Machine, notamment en France, pour se pencher davantage sur la destinée solo de Robert Wyatt, le groupe reste très actif et créatif. La perte d’intérêt est aussi dû à la baisse de notoriété sensible de la formation. En Hollande, le groupe a surtout joué dans le cadre de festivals, dont AHOY en 1971. Il va cependant revenir en septembre 1972 à Rotterdam dans la plus belle salle de la ville : De Doelen, un grand théâtre moderne tout neuf, ouvert en 1966. Soft Machine partage l’affiche avec Matching Mole, le groupe de Wyatt, preuve d’un début de paix entre eux. Pour ce set du 26 octobre 1973, le groupe se produit dans un club d’une capacité de quatre cent personnes. Bien que la salle semble moins prestigieuse, Soft Machine ne se départit pas de son professionnalisme et de sa rigueur musicale, offrant une prestation de plus d’une heure et demi.


L’album Seven n’étant pas encore sorti, seule « Down On The Road » est au programme. Six est à la fête, d’autant plus qu’il est double. « Gesolreut » est emmené avec vigueur et souplesse. Le jeu de batterie de John Marshall permet de nombreuses subtilités rythmiques, ne perdant jamais le fil, solidement épaulé par Babbington. Un line-up est en train de se construire et de se solidifier, et le résultat est ébouriffant. « Down On The Road » est une divagation sonore dont Soft Machine a le secret. Le choix juste de l’instrumentation, les petits licks qui se répondent, les petites séquences obsédantes engendrent une sorte de joie teintée de mélancolie qui emmène votre esprit vers vos souvenirs et dans un voyage intérieur prenant.

« Chloe And The Pirates » est une composition de Mike Ratledge débutant dans un halo de notes de piano électriques percolant dans l’air. Il s’agit d’un beau jazz-rock d’inspiration modale. Karl Jenkins délivre un solo coltranien au saxophone baryton. Véritable couteau suisse du groupe, il apporte les couleurs à une musique dont la qualité est une base idéale à l’improvisation rêveuse.

La pièce suivante se nomme « Hazard Profile ». Elle n’a alors aucune existence sur album. Elle n’est même pas issue de l’imminent Seven. Le thème est en fait un recyclage de Karl Jenkins. En effet, la base est issue du morceau « Song For The Bearded Lady » composée pour Nucleus, et publiée sur l’album We’ll Talk About It Later en 1971. Le morceau est une pièce unique de presque quatorze minutes offrant des espaces d’improvisations quasi-infinis. Karl Jenkins commence à élaborer un travail électronique sur son piano électrique, pendant que Mike Ratledge retrouve sa rage créative sur son orgue Hammond. Roy Babbington tient le thème à la basse, pendant que John Marshall enlumine l’espace sonore de friselis de cymbales et de caisses. Le titre semble encore squelettique, mais dispose d’un potentiel d’évolution conséquent.

Soft Machine termine ensuite le set avec deux improvisations : la première s’inspire de « Hazard Profile » et développe un côté funk inédit chez Soft Machine. La seconde est une reprise du thème de « Gesolreut » sous la forme d’une jam générale de presque huit minutes. Le quartette explose une dernière fois de créativité. La solidité de l’ensemble est absolument indestructible. Ces quatre-là semble s’être trouvés. Et le résultat est notamment ce grand disque live.


Alors que l’année 1973 se termine, une évidence insidieuse s’affirme : Seven est certes un disque moderne avec notamment quelques approches aux synthétiseurs qui connaît un succès correct, mais Soft Machine commence à manquer de souffle sur scène, surtout face à des Mahavishnu Orchestra et Return To Forever. Le set télévisé à Jazz Workshop à Hambourg le 17 mai 1973 avec le doué Gary Boyle à la guitare a donné des idées à John Marshall, tout comme les retours ponctuels de Daevid Allen et Andy Summers. Pour lui, la solution ne peut venir que d’un guitariste prodige.


Il propose un autre transfuge de Nucleus : Allan Holdsworth. Ce dernier vient de quitter Tempest de Jon Colosseum. Roy Babbington a travaillé avec lui sur l’album Belladonna de Ian Carr en 1972. Holdsworth est embauché après une rapide audition, et se retrouve pour la première fois sur scène avec Soft Machine le 23 décembre 1973 à la Roundhouse de Londres. Rapidement, l’arrivée du guitariste engendre une véritable remise en question du répertoire. Si d’anciens thèmes auraient pu être revus, il devient évident que les autres musiciens ne veulent plus labourer les anciens sillons musicaux. La fraîcheur et l’inventivité d’Allan Holdsworth révolutionnent la musique de Soft Machine. Ainsi, les compositions de l’honnête Seven publié en octobre 1973 seront vite oubliées. De toute façon, le groupe a aussi tourné le dos à son ancien label, CBS, pour signer chez Harvest/EMI, notoirement connu pour être celui de Pink Floyd.

La première base de travail sera le thème de Karl Jenkins nommé « Hazard Profile », qui évolue en une suite en cinq parties. Cette suite va occuper la première face du nouveau vinyle. Le reste sera une succession de nouvelles compositions composées par Jenkins, Ratledge et Holdsworth. Les thèmes sont plutôt courts, et s’enchaînent avec ferveur, ne laissant aucun temps mort. Plusieurs seront développés sur le long cours sur scène, comme « The Man Who Waved By Trains ». Allan Holdsworth est un véritable moteur pour Soft Machine, qui passe de groupe de jazz-rock austère à machine fusion débordant d’électricité et de vivacité. Le son du groupe ne s’est cependant pas perdu pour courir après les nouvelles formations en plein essor comme Weather Report et Return To Forever. Il conserve son identité propre, toujours imprégnée de cette poésie musicale unique, et à laquelle Holdsworth contribue fortement. Ses lignes de guitare sinueuses et subtiles, privilégiant l’émotion à la démonstration, s’accordent parfaitement à l’esprit de Soft Machine. Roy Babbington et John Marshall sont les deux musiciens qui savourent le plus l’arrivée du guitariste, leur offrant une liberté musicale nouvelle. Cela s’entend dès « Hazard Profile Part One ». John Marshall s’éclate comme une bête sur ses caisses, et Babbington tresse des lianes de notes pleine de groove derrière Holdsworth. Ratledge et Jenkins sont devenus des accompagnateurs discrets et efficaces, laissant s’exprimer le trio guitare-basse-batterie.

« Hazard Profile » compte quatre autres parties, plus courtes, comme de petits interludes sonores avant l’arrivée de la coda fuligineuse : « Hazard Profile Part 5 ». Karl Jenkins reprend les commande en maniant le saxophone et les synthétiseurs, une première chez Soft Machine. Le multi-instrumentiste s’est lui aussi mis à la page. Holdsworth matraque une rythmique simplissime mais d’une efficacité redoutable, parfaitement secondé par Babbington et Marshall.


La face B offre des compositions passionnantes, mais d’une grande concision si l’on compare aux précédents albums depuis 1970. De futurs classiques de scène font leur apparition : « Bundles », « Land Of The Bagsnake », et « The Man Who Waved By Trains ». Elles font autour de trois minutes et trente secondes d’improvisation concise sur la base d’un thème fort. La guitare est reine. Il étonnant que ces prises soient si courtes, car ces morceaux ont fait l’objet de versions scéniques bien plus denses, notamment au Festival de Jazz de Montreux de 1974, une fantastique prestation filmée. Ils sont ici agencés comme des thèmes liés les uns aux autres, et formant un tout musical. Le disque se termine par un instrumental hypnotique nommé « The Floating World » de sept minutes, basé sur une boucle de claviers et un souffle délicat de saxophone. Si il termine ici le disque, il servira de thème d’introduction pour les concerts suivants.

L’album sort en mars 1975 dans une magnifique pochette dotée d’une jolie peinture naïve montrant un vieux monsieur libérant une colombe. Le disque ne suit plus la logique des volumes chiffrés comme une encyclopédie. Il se nomme Bundles. Cet album tranche réellement avec le passé de Soft Machine et l’emmène vers de nouveaux horizons.

Cela se fera hélas sans Allan Holdsworth qui quitte le groupe au moment de la sortie de Bundles pour rejoindre le nouveau Lifetime du légendaire batteur Tony Williams. Soft Machine a eu du mal à accoucher de ce nouvel album, et à laisser pleinement s’exprimer Holdsworth. Il s’en va finalement au plus mauvais moment, alors que Soft Machine rebondit et qu’il en est devenu le point central.

Son départ se fera dans des conditions peu fair-play. En effet, Soft Machine devait enchaîner avec une tournée à la sortie de Bundles. Mais Holdsworth est déjà à New York pour répéter avec Tony Williams. John Marshall a des soupçons depuis quelques semaines, mais finalement, c’est Williams lui-même qui lui apprend que Holdsworth ne reviendra pas en Grande-Bretagne. Les dates sont donc repoussées, le temps de trouver un guitariste. Brian Godding (Blossom Toes, Centipede, Magma) et Ollie Halsall (Patto, Tempest) sont envisagés.


Finalement, John Marshall fait appel un guitariste suggéré par Allan Holdsworth au téléphone, ce dernier se sentant un peu coupable. Il suggérera John Etheridge de Darryl Way’s Wolf. Une audition rapide suffira pour convaincre tout le monde. Son jeu a la dextérité de Holdsworth, et une expressivité propre, délicate et poétique, qui colle à merveille avec le Soft Machine nouveau.

Le groupe se lance dans une vaste tournée européenne s’étendant d’avril à décembre 1975 dont l’objectif est de convaincre les vieux fans et d’en convertir de nouveau. Après tout, Jeff Beck vient de vendre un million d’exemplaires de son album Blow By Blow, totalement instrumental et jazz-rock. Cette réédition de Bundles offre le set à la Nottingham University le 11 octobre 1975. Il est absolument passionnant. Soft Machine est désormais un ensemble uni et solidement éprouvé par la scène. Il envoie un set fascinant de quatre-vingt minutes sans aucun temps mort s’écoulant comme une promenade mélancolique dans la nature. Les notes y sont cristallines, limpides, d’une intensité émotionnelle rare.

Le set débute par un « Bundles » truculent, enchaîné immédiatement avec « Land Of The Bag Snake ». Si la technique de guitare de John Etheridge est moins impressionnante que celle d’Allan Holdsworth, la finesse de son jeu apporte une grande poésie, bien fondue dans l’ensemble de groupe. Babbington et Marshall n’ont pas lâché leur enthousiasme et assurent avec Etheridge le coeur du jeu musical de Soft Marshall. Ratledge et Jenkins sont de discrets mais efficaces accompagnateurs qui apportent de magnifiques couleurs à la musique, son côté rêveur et mélancolique. « Out Of Season » est à ce titre un excellent exemple de cette douceur amère. Le morceau est une nouveauté, qui figurera sur le futur album Softs à paraître l’année suivante. On compte également « Ban-Ban Caliban » et « Song Of Aeolus ». « Sign Of Five » restera par contre orphelin et ne sera qu’un titre de scène. L’intégration de John Etheridge est donc évidente, et Karl Jenkins se montre particulièrement prolifique en tant que compositeur.

La relecture de « The Man Who Waves By Trains » est particulièrement réussie avec ses petits licks funk signés Etheridge. L’orgue torturé de Mike Ratledge refait son apparition en solo, et permet d’apprécier sa dextérité instrumentale toujours bien vivace. « The Floating World » est utilisé pour introduire « Ban-Ban Caliban », une pièce de presque dix minutes de jazz-rock foisonnant. Sur un thème funky signé Marshall, Babbington et Etheridge, Mike Ratledge fait mugir son orgue, doublé par le saxophone baryton de Karl Jenkins. Le thème se lance, et l’organiste prend une fois encore la main en solo, toujours parfaitement secondé par le trio guitare-basse-batterie. Ce dernier n’hésite pas à faire parler la poudre en jouant parfois très rock. Etheridge reprend le relais avec un superbe solo lumineux.


Après un solo de batterie de John Marshall nommé « Side Burn », la suite « Hazard Profile » est envoyée. Mais elle est légèrement raccourcie, sans doute un peu trop jouée depuis deux ans. Son interprétation est cependant énergique et sans faille. « Song Of Aeolus » date en fait de l’époque Allan Holdsworth, déjà interprétée notamment en direct à Radio Bremen au début de l’année. John Etheridge reprend la suite en apportant un délicat trémolo à ce morceau. Son solo remplace celui d’orgue de Mike Ratledge, les deux claviéristes posant les atmosphères de cette ballade émouvante, pleine de lumière pâle et blafarde.

« Sign Of Five » est déclenché en conclusion. C’est une sorte de jam de presque quinze minutes qui permet à tous de se défouler et d’enthousiasmer une dernière fois le public. Etheridge développe un nouveau thème funk accompagné par Ratledge, Babbington et Marshall. Tous les musiciens ont droit à leurs petits solos avant de clore un set impeccable. La réédition en double cd de Bundles accompagné de cet enregistrement live est une vraie bénédiction pour redécouvrir cet album magnifique symbole du foisonnement musical du jazz-rock anglais.






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