COP 28 à Dubaï présidée par un représentant du lobby pétrolier, décisions politiques à l’Assemblée Nationale à coups de 49.3, massacre de milliers de civils innocents à Gaza, guerre de tranchées sans fin en Ukraine, trois mille gosses dans la rue en France, les Restos du Coeur qui doivent sélectionner les bénéficiaires faute de moyens suffisants… C’est ça le nouveau monde ? Alors que je rentre à pied de mon travail sous une pluie battante et sous un ciel gris anthracite, je ne sais plus trop quoi penser. Dois-je me plaindre de cette foutue pluie alors que nous avons réchappé de peu à une sécheresse une fois encore historique ? Dois-je penser à ces gosses dans la rue, ici en France ou à Gaza ? Ou dois-je penser à ma fille qui du haut de ses bientôt dix-huit ans, débute sa vie d’adulte dans un bien triste merdier ?
J’avais supporté les confinements du COVID grâce à un album merveilleux du nom de Ummon, et dont les auteurs étaient un trio de Toulouse : Slift. Ce disque me sauva littéralement la vie, m’évitant de sombrer dans un abysse de dépression. Il accompagna également ma libération, lorsque je pus mettre les pieds dans une forêt et enfin sentir la douceur des essences boisées. Mon champ de vision écrabouillé, réduit au jardin en bas de mon immeuble, s’était ré-ouvert devant l’immensité des arbres et des hautes herbes à perte de vue. Slift continua à être là, parce que sa musique épique et féroce était véritablement ce qu’il me fallait pour soutenir ma carcasse déboussolée qui franchit la quarantaine seule dans son appartement en plein premier confinement avec pour seule compagnie une bouteille de whisky.
J’ai écouté Ummon avec passion, puis sa version live enregistrée pour les Levitation Sessions en 2021, et captée à l’Observatoire de Toulouse, le CEMES, dans la salle du grand télescope. A trois, en direct, la musique ne perd rien en richesse d’arrangements, et gagne en férocité et en spontanéité de l’instant, même si la structure des morceaux exige une grande rigueur d’interprétation. Le guitariste-chanteur-claviériste Jean Fossat, son frère Rémi Fossat à la basse et aux choeurs, et Canek Flores à la batterie ont démontré leur capacité à interpréter une musique aussi dense en trio avec une fluidité époustouflante. Ils représentaient alors pour moi une synthèse exceptionnelle de stoner-metal, de psychédélisme rageur à la Osees, et de post-rock. Ils étaient dans ce même filon de groupes épiques et surdoués avec Elder, avec leur patte à eux, cette dimension spatiale, cette ampleur dans le son qui les rendaient si magiques.
Ilion, un nouveau chef d'oeuvre attendu avec patience et passion
Publié en février 2020, Ummon va se fracasser rapidement sur les règles ubuesques des différents confinements liés au COVID. Ce fut presque une chance que le groupe en réchappe. Il va rapidement reprendre la route, et va se lancer dans une grande tournée pour un groupe aussi petit : une grosse trentaine de dates en Europe entre mars et août 2022, puis une vingtaine de prestations en tête d’affiche aux USA. Slift a adopté le rythme des ouvriers du rock, charbonnant à la sueur de leur front pour aller chercher les fans. Il s’agissait là de rattraper le temps perdu à cause de cette foutue pandémie, et de ne pas faire de Ummon un album pour rien. Il devait être défendu sur scène et promu à sa juste valeur. Cela prit deux ans de plus. Slift finit par se retrouver devant son écueil majeur : donner un successeur à Ummon. Vue la qualité de ce dernier, il n’était pas possible de sortir un disque moyen, ou une mauvaise copie carbone. Le retour sur soi donne également le vertige : nous sommes en 2023, et Ummon a déjà trois longues années. Jean, Rémi et Canek vont se remettre au travail. Ils vont publier le simple « Unseen » / « The Real Unseen » en décembre 2022, mais il n’annoncera aucunement l’album à venir. Finalement, Ilion est annoncé pour janvier 2024. Il fait référence au nom de la ville de Troie en grec ancien. C’est ce même titre qui ouvre le disque.
Que faut-il en retenir
Il est pétri de fureur démoniaque. On y retrouve la fureur de Ummon, cette rage incantatoire qui anime ou annonce les décollages cosmiques. L’écriture s’est cependant enrichie d’une force mélodique nouvelle, avec ses transitions entre chaque plan cinématographique. Car la musique de Slift est un grand voyage en images. Elle sont intérieures, et rendent l’expérience sonore encore plus sensible. « Ilion » est doté de cette force expressive, avec ses différents plans séquences. Jamais le trio n’a semblé aussi soudé musicalement, faisant littéralement corps. Rémi Fossat est bien plus audible dans le spectre sonore, et sa basse prodigieuse est enfin mise à sa juste valeur, véritablement pendant vrombissant de la guitare de Jean Fossat. Et dès ce premier morceau, Slift sait aussi nous abandonner de longues minutes dans le vide stellaire, avec ses architectures de synthétiseurs et de notes de guitare percolant dans le silence. « Ilion » est déjà en soit un tour de force passionnant, ce qui semble présager d’un album éblouissant.
Slift ne va pas décevoir avec six autres morceaux tout aussi passionnants. « Nimh » prend à la gorge dès les premiers accords. Les frères Fossat et Canek Flores révolutionnent d’un seul trait le rock progressif moderne en lui donnant une emphase exceptionnelle requérant des structures avant tout mélodiques et pas du tout techniques et démonstratives à la Dream Theatre. Le chant de Jean Fossat est littéralement enragé, faisant de cet album un immense cri de colère, sans doute celui d’une génération à l’avenir dévasté par quelques vieux nababs capitalistes bedonnants, des hommes d’affaires hallucinés à la dégaine de méchant de James Bond, et des politiciens aussi stupides que peu scrupuleux.
« The Words That Have Never Been Heard » débute par une séquence rythmique angoissante ressemblant à un bruit d’usine. Le morceau est assez étonnant dans sa construction initiale. C’est un nouveau voyage fulgurant, propulsé par une pulsation de batterie effervescente. Elle est surmontée d’une basse jazz et d’un chant suivant la ligne de guitare. Il y a quelque chose de l’ordre du jazz fusion avec les sonorités dites tropicales : Brésil, Cuba, Argentine. Sur cette base, le trio part dans une séquence cosmique pleine de rebondissements électriques. La basse de Rémi Fossat est particulièrement mise à contribution, créant des lignes hypnotiques que Jean décorent de lignes de synthétiseurs prenantes. Des choeurs viennent s’installer, et l’on sent comme une influence à la Magma, ces mouvements rythmiques, cette tonalité précise et frénétique de la batterie. Slift semble toucher du doigt une dimension quasi-symphonique. Le groupe se joue du thème initial. Jean Fossat décolle avec de superbes chorus de guitare, qui sont globalement courts et rares sur la totalité du disque. Ilion est un album faits de séquences et d’ambiances successives. Les chorus ne servent qu’à ponctuer ou élever une idée.
« Confluence » est un morceau issu des sessions avec le saxophoniste de jazz Etienne Jaumet, et qui aboutirent notamment au concert résidence de Slift au Roadburn Festival en 2022. On retrouve une pulsation très jazz dans la batterie et la basse. Jean est économe de ses notes, ne les faisant résonner que pour enluminer les lignes de saxophone. Ce morceau et ce titre ne cesse de me rappeler le quartier de la Confluence à Lyon, qui fut jadis un lieu ouvrier abandonné car coupé par la Gare Perrache. On ne pouvait alors rejoindre le reste de la ville que par un souterrain humide dans lequel circulait aussi les voitures. Depuis c’est un quartier gentrifié de Lyon, ravagé par l’architecture moderniste, les restaurants bio et les centres commerciaux. « Confluence » est un instrumental sur lequel s’exprime à pleins poumons la guitare de Jean Fossat. Les plus de huit minutes défilent comme un avion à réaction. Jamais il n’a développé une telle virtuosité, avec autant d’espace pour s’exprimer.
« Weavers’ Weft » propose un thème musical plus doux et lent, mélancolique aussi. Slift développe un choeur quasi-grégorien pour le chant, qui n’est pas sans rappeler le splendide « Altitude Lake » sur le disque précédent. Le morceau s’enflamme rapidement sur un thème doom-metal particulièrement massif rappelant Reverend Bizarre. Il s’interrompt cependant pour revenir sur la boucle mélancolique avant de redécoller avec fureur. Vers quatre minutes, le morceau s’emballe dans une furie gargouillante de psychédélie et de stoner-metal. « Weavers’ Weft » oscille durant presque dix minutes entre ces deux univers avec des assauts de guitare, de basse et de batterie comme des ressacs.
« Uruk » vient apporter sa mélancolie sépulcrale au milieu de cette colère impressionnante. Le tempo monte puis semble flotter dans un brouillard doux mais inquiétant. Les choeurs développent avec l’écho sur les guitares une sensation d’immensité presque vertigineuse. C’est lui, le successeur de « Altitude Lake ». Les Slift installent cette ambiance à nulle autre pareille. La douce mélodie se crashe bientôt dans un fracas de caisses et de larsens quasi-free jazz. Puis le riff décolle puissamment tout en conservant son romantisme enivrant. On y distingue comme une touche de High On Fire des débuts derrière morceau. La guitare développe plusieurs tableaux magistraux qu’elle peint avec des touches d’electronica. Véritable ascension émotionnelle, il se distingue de « Altitude Lake » par sa construction quasi-symphonique faite de riffs successifs construisant une cathédrale sonore qui aboutit à un thème obsédant que le groupe va d’abord faire retomber dans un quasi-silence monastique avant de le faire exploser en final.
« The Story That Has Never Been Told » débute avec un miroitement de synthétiseurs très années 1980. Le riff héroïque qui l’accompagne rappelle les Simple Minds de la période Street Fighting Years. Il rappelle aussi Rush dans cet alliage subtil de sons synthétiques et de guitares heavy. Le morceau semble construit comme une suite logique à « The Words The Have Never Been Heard ». Musicalement, il l’est plutôt de « Uruk » dans son vertige sonore enivrant et ses choeurs quasi-grégoriens. On y retrouve l’intense psychédélie de Slift qui vous porte dans un monde imaginaire peuplé d’étranges personnages et de vastes étendues quasi-désertiques. Le groupe joue avec quelques éléments musicaux. Les voix sont essentielles dans ce morceau, constituant sur plusieurs séquences le seul élément musical. Le morceau s’accélère vers les sept minutes pour se lancer dans une cavalcade portée par la batterie, la basse et un petit thème de guitare obsédant. Les voix continuent de résonner, fantomatiques. Jean Fossat module le son de sa guitare pour faire basculer l’atmosphère dans tel ou tel univers. On y retrouve à nouveau le sens de la tournerie répétitive développée chez Magma. Prenant, à l’épure magique, il est impossible d’en perdre une seconde des oreilles.
« Enter The Loop » clôt le disque avec ses cinq minutes de fracas expérimental, entre boîte à rythme décharné, synthétiseur agonisant, voix lugubres émergeant dans le fond du mix comme des ectoplasmes, et éruptions de guitares perturbantes. Ilion nécessite plusieurs écoutes pour révéler tout son potentiel tant il est dense. Il est constitué de plusieurs niveaux d’appréciation, déclenchant l’enthousiasme dès la première écoute du morceau-titre et des suivants. Mais il nécessite de se plonger abondamment dans ses différents morceaux tous très longs pour s’immerger totalement dans ce fantastique voyage sonore, qui est, à mon humble avis, rien de moins que le meilleur album de rock du monde depuis… Ummon.
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