BUDGIE - In For The Kill | Archéo-chronique

 


Cardiff à la fin des années 1960 n’est pas vraiment le genre de quoi verdoyant que les guides touristiques d’aujourd’hui font miroiter. Bien que faisant partie du Pays de Galles, la ville et ses environs sont connectés au Black Country, ce grand ventre industrieux du Nord de l’Angleterre dont le coeur est Birmingham, dont les ramifications s’étendent jusqu’à Sheffield, Liverpool, Manchester, et Newcastle. Le Black Country s’appelle ainsi pour la poussière d’usines qui y règne quasiment constamment, noircissant les toits et les façades de maison, comme le linge pendu dans le jardin. Cardiff, c’est un foyer du charbon anglais, qui alimente donc ces grandes aciéries de Brimingham et Sheffield. Si la vie y est dure, le rock est aussi loin. Essentiellement concentré sur Londres, seuls quelques rares formations du Nord de l’Angleterre réussissent à se faire remarquer : les Beatles, les Move, Love Sculpture, Chicken Shack, les Moody Blues.

Burke Shelley est un jeune homme né en 1950, qui se passionne pour ce rock dont il sort une pépite à peu près tous les quinze jours à la fin des années 1960. Il joue un peu de guitare, et aimerait bien vivre de la musique plutôt que de son job d’apprenti-géomètre. Il forme Hill’s Contemporary Grass qui s’inspire du blues-rock acide de l’époque, Cream en tête. Pour jouer localement, il ne faut pas développer une musique trop fine. Au coeur de ces milieux ouvriers, les principales scènes sont les pubs et les workingsmen’s clubs, ces foyers de travailleurs où l’on vient le week-end boire, jouer au foot ou aux cartes. Ils sont destinés à permettre aux ouvriers épuisés par une semaine de labeur derrière la machine de se défouler. Alors, lorsque l’on y joue de la musique, il faut que ça cogne, plutôt du genre blues-rock/boogie. En 1969, le groupe embauche le guitariste Tony Bourge puis le batteur Ray Phillips, et devient Six Ton Budgie. Déjà, l’esprit étrange de Shelley est à l’oeuvre derrière ce nom. Traversant les beaux quartiers de la ville de Cardiff où les vieilles dames mettent leurs jolies perruches en cage à la fenêtre lorsqu’il fait beau, il imagine ces oiseaux devenir énormes et menaçants, pulvérisant leurs cages et broyant ces vieilles bourgeoises de leurs pattes et de leurs becs.


Six Ton Budgie est un trio dès 1970, et commence à cravacher un répertoire lourd inspiré de Cream, Jimi Hendrix, Savoy Brown et des deux premiers albums de Led Zeppelin. Ils répètent alors dans une vieille grange dans le village de The Drope, voisin de Cardiff, les vaches et les chevaux aux fenêtres étant leur seul public. MCA remarque leur démo, et les signe. Ils partent dans les nouveaux studios campagnards de Rockfield à Monmouth qui deviendront notoirement légendaires pour avoir reçu Black Sabbath, Queen et Motörhead, entre autres. Pour enregistrer leur premier album en 1971, MCA leur adjoint Rodger Bain assisté de Tom Allom, soit le producteur des trois premiers albums de Black Sabbath assisté du futur sixième homme de Judas Priest.


Raccourci en Budgie, le trio signe Budgie en 1971, un album de huit morceaux d’une violence sonore inédite, arborant sa perruche celtique sur un cheval. Il sera suivi par le plus ambitieux Squawk en 1972, avec son avion-tête d’oiseau signé Roger Dean. Le premier album ne se classe nulle part hormis… en Australie, à la 36ème place. La promotion des albums est particulièrement corrosive, la perruche de Budgie étant littéralement transformée en Valkyrie ou en officier nazi. C’est que la musique de Budgie ne fait pas dans le détail, particulièrement saignante et brutale. Pourtant, le chétif Burke Shelley ne semble pas inspirer la crainte, mais plutôt une certaine sympathie, avec ses grosses lunettes et ses longs cheveux châtains qui lui cachent le visage. Sa voix d’enfant malheureux surnage au-dessus d’un tapis de goudron sonore indescriptible, auquel il contribue largement de par son jeu de basse au médiator particulièrement brutal. Mais plus que tout cela, ce sont les paroles qui interpellent chez Budgie. Shelley est le roi des images étranges et distordues, voire carrément macabres. Il suffit de lire certains titres de chansons : « Guts », « Nude Desintegrating Parachutist Woman », « Homicidal Suicidal », « Hot As A Docker’s Armpit », « Stranded »… Le troisième album Never Turn Your Back On A Friend en 1973 marque un tournant dans la carrière du groupe. Outre le fait qu’il offre quelques magnifiques classiques comme « Breadfan » (repris par Metallica), « You’re The Biggest Thing Since Powder Milk », « In The Grip Of Tyrefitter’s Hand » et « Parents », l’album marque une nouvelle étape dans la construction des chansons : plus longues, construites autour de cathédrales épiques de riffs et de solos ravageurs menées par Tony Bourge. Le disque se vend bien, et les tournées britanniques puis européennes commencent à faire frémir le vent en direction de Budgie. Le trio reste cependant attaché à ses racines, et emmènent souvent des groupes issus de son secteur, comme le débutant Judas Priest qui se fera la main avec eux de 1973 à 1975, et apprendra beaucoup à leurs côtés.


Alors qu’une destinée américaine se dessine et après l’échec d’une première expédition US en 1972, le batteur Ray Phillips commence à prendre peur. Il n’a pas trop envie de s’éloigner de sa famille, et préfère s’en aller. Il est rapidement remplacé par Pete Boot, un excellent batteur, mais qui d’entrée crispe Burke Shelley de par sa propension à la ramener trop souvent. C’est que le trio est fermement piloté par Burke Shelley pour la voix, les textes et l’âme du groupe, et par Tony Bourge pour la sidérurgie des guitares. L’enregistrement du nouvel album, une fois encore aux Rockfield Studios comme les précédents, se déroule sans trop d’accroc. C’est que Pete Boot est un batteur particulièrement technique, au jeu souple, riche et puissant avec son kit double grosses caisses et cinq toms profonds Ludwig. Que cela chagrine Shelley ou non, c’est bien Pete Boot qui contribue largement à la puissance de ce disque qu’est In For The Kill en 1974.


Et cela s’entend dès le puissant « In For The Kill », littérale machine à broyer de l’os. C’est un boogie brutal, qui débute par des notes gavées d’acide signées Bourge. Boot imprime un tempo solide, qu’il double de percussions, notamment aux bongos pour lui donner un côté tribal. Il est suivi par un petit missile nommé « Crash Course In Brain Surgery ». Outre le titre typique de Burke Shelley, il s’agit d’une face B de 1971 que le groupe trouvait trop bon pour ne pas finir sur un album. Il eut bien raison, et surtout, il montre que dès ses débuts, Budgie était un groupe d’une sauvagerie totale. Le titre fera à nouveau le bonheur de Metallica sur son EP de 1987.

« Wondering What Everyone Knows » est une magnifique pastille folk acoustique, qui est l’autre facette de Burke Shelley et Budgie. Le trio alterne ultra-violence et merveilles acoustiques d’une mélancolie prenante. Dans les deux cas, la voix de Shelley se prête à l’exercice. Cette pépite délicate annonce la grande tempête du disque : les presque dix minutes de « Zoom Club ».


Ce morceau fait référence à un club allemand de Francfort, dans lequel Budgie joua durant ses premières dates européennes en 1971-1972. Le trio fut submergé par la fureur du public allemand, avide de décibels et de musique rebelle. Budgie se retrouva dans une sorte de chaudron au contenu bouillant et mouvant, prêt à vous dégueuler sur les pieds et à vous brûler. Le titre y salue ce public et cette ambiance overdosée. Il est conçu comme un long boogie halluciné et brutal en forme de trip sonore gorgé d’adrénaline. Tony Bourge y ferraille comme un as, soutenu par le fantastique Pete Boot, dont les roulements de caisses et le tempo dynamique et puissant sont un des ingrédients indispensables de ce morceau magique. Rien ne retombe durant ces presque dix minutes magiques. Riffs, solos de guitare, basse tortueuse, fracas de caisses se répondent dans une symphonie infernale. Même le grand Black Sabbath ne fut pas capable d’un tel torrent de fureur.


Ce sommet a souvent caché le reste de cet album fabuleux. « Hammer And Tongs » est un heavy-blues redoutable, hanté et crépusculaire, plus noir que n’importe quel des Sabbath. Le marteau et les pinces, littéralement… Budgie n’a pas peur des références ésotériques, de la torture, de la violence. Sans jamais dévoilé la moindre goutte de sang (quoique, sur la pochette, autour du titre de l’album In For The Kill, on trouve une flaque de sang!), Budgie imprime la violence froide, inspirée d’esprits malades. Burke Shelley ne fut jamais un cinglé, mais au contraire un être doux, intelligent et cultivé, mais qui utilisa son groupe pour y fourbir sa rogne la plus profonde. Le gentil garçon pouvait en fait être un vrai tordu.

« Hammer And Tongs » dévoile une seconde partie plus atmosphérique sur laquelle Burke Shelley se sent possédé. Cela ne dure pas, puisque Tony Bourge et Pete Boot collent le morceau sur les rails d’un boogie d’une brutalité hors-normes. Du boogie, il en est encore question avec « Running From My Soul », qui sent bon le blues de Love Sculpture et Chicken Shack. Mais dès que ces trois-là appuient sur le tempo, cela devient une tempête. Cela ressemble déjà, dès 1974, à ces reprises de blues par des formations de thrash ou de glam-metal des années 1980, qu’inaugura d’ailleurs Motörhead avec « Hoochie Coochie Man » de Muddy Waters dès 1983.


« Living On Your Own » est un autre grand moment de cet album, oscillant entre mélodie psychédélique et boogie lourd. Budgie s’y trouve à l’aise, du moment que ça tabasse. Les élans épiques de ce titre sont largement équivalents au magistral « Parents » de l’album précédent. Encore, Pete Boot assure un travail de batteur magistral. La souplesse de son jeu, la furie de ses baguettes sur ses caisses sont un grand sommet. Puis vers trois minutes et quelques, le titre part dans le « Bolero » de Ravel, comme un clin d’oeil au James Gang et son morceau « Bomber » sur le disque Rides Again en 1970. Budgie le fait avec un tel talent qu’il se l’approprie totalement. C’est en tout cas une des merveilleuses cathédrales sonores de cet album magique.

In For The Kill entrera à la 29ème place des classements d’albums anglais et semblait indiqué une destinée à succès. Mais les sidérurgistes sans concession payent plus cher leur tribut à l’histoire de la musique. La carrière de Budgie sera une des plus frustrantes de l’histoire du rock.




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1 Commentaires

  1. Quel bonheur d'entendre enfin parler de ce groupe mythique.
    Merci pour ce coup de projecteur !

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